Aristide
Panotis
Les
Pacificateurs
[
Le Pape Paul VI et le Patriarche Athenagoras I ]. Athenes 1974
DANS la modeste
chambre haute, où la table a été dressée, régnait une visible anxiété.
Chaque disciple désirait s’asseoir aussi près que possible de Jésus.
Ayant tous le pressentiment que la fondation de Son règne messianique était
imminente, ils étaient pressés de s’y assurer la meilleure place.
Alors Jésus, en
guise de réponse, fit un geste imprévu, qui touchera toujours le cœur
des hommes: Il se leva de table et ôta son «survêtement» et, ayant
pris un linge, il s’en ceignit. Puis il versa de l’eau dans un bassin
et se mit à laver les pieds des disciples et à les essuyer avec le linge
dont il s’était ceint.
C’est une image
incomparable de grandeur dans l’humilité et d’humilité dans la
grandeur. Le Fils de Dieu, en s’abaissant devant l’homme, cherche à
le relever.
Le geste a etonne les
disciples. Et Pierre, le plus hardi de tous, a même essayé de s’y
opposer.
Jésus ajouta ensuite:
«Si donc je vous ai
lavé les pieds, moi le Seigneur et le Maître, vous aussi vous laverez
les pieds les uns aux autres»5.
Cet incident s’est
profondément gravé dans la mémoire de l’Église sous le nom de «lavement
des pieds».
Mais le lavement des
pieds n’est pas uniquement une leçon d’amour et d’humilité;
c’est aussi le prélude au mystère du sacrifice de soi dans l’amour,
du sacrifice du Christ pour l’humanite dans le sacrement de
l’Eucharistie.
«Prenez et mangez,
ceci est mon corps ... Buvez-en tous, car ceci est mon sang6.
C’est dans ce
banquet surnaturel, l’Eucharistie de la Cène, que se réalise la
vivification et le raccordement constitutif de l’Église une.
Cet acte d’abnégation
suprême, Jèsus l’a complété par son discours d’adieu, par l’«Évangile
du Testament»:
«Je vous donne un
commandement nouveau: aimez-vous les uns les autres. Oui, comme je
vous ai aimés, vous aussi aimez-vous les uns les autres»7.
L’amour est
l’originalité suprême de la doctrine de Jésus. Ce n’est point une
simple tendresse de sentiments, c’est l’éclair de la perfection,
l’identification de l’homme à Dieu: «la charité est donc la loi
dans sa plénitude»8.
Certains proclament la
haine, ce fruit de l’egoïsme et de la méchanceté, qui conduit à la
perdition et à la décomposition.
Le Christ apporte au
genre humain le mobile de la vie et de la création: la charité.
L’homme a été créé précisément pour se donner à la charité.
«Je vous laisse la
paix; je vous donne ma paix»9.
La paix du Christ ne
peut être vaincue par la violence destructrice. Sa force réside dans la
lumière et la charité. À la lumiere de l’Évangile, l’egoïsme
apparaît dans son épouvantable laideur. Grâce à l’amour, nous est révélée
l’ineffable beauté divine; celui-ci est la véritable connaissance de
Dieu.
«Que tous soient un.
Comme toi, Père, tu es en moi et moi en toi, qu’eux aussi soient un en
nous, afin que le monde croie que tu m’ as envoyé»10.
Jésus demande avec
insistance à ses adeptes l’unité et l’identité de vues, comme
condition préalable à l’extension de son royaume.
L’unité des chrétiens
est une sorte de révélation de l’unite mystique du Dieu unique
aux trois Personnes. «Car Dieu est amour»11. C’est
l’amour qui crée l’unité et en constitue le fondement. L’unité
est la charité et la charité est l’unitél2. De même que
l’unité est garante de la foi, de même l’amour doit s’ appuyer sur
une foi sincère et totale. V’oublions pas cependant que saint Paul
place la charité au-dessus de la foi et de l’espérancel3,
parce que l’on voit mieux lorsqu’ on voit avec les yeux du cœur.
Avec cette trilogie
-lavement des pieds, sainte Eucharistie, Évangile du Testament- et
l’injonction catégorique d’amour, de paix et d’unité adressée
aux chrétiens de tous les temps, a pris fin ce soir - là à la Cène de
l’amour et elle est passée à l’éternité.
C’est après la Résurrection,
le jour de la Pentecôte, que le vaisseau mystique de l’Église eat lancé
et entreprend son voyage à travers l’histoire.
Comme une nouvelle
arche, il prend le large pour son grand périple dans l’univers, ayant Jésus
comme timonier, les apôtres et les premiers fidèles comme équipage.
À chacune de ses
escales, dans des ports divers, il prend a son bord de nouveaux passagers,
de provenance, de tradition et de mentalités différentes. Ils sont tous
«appelés» sans perdre pour autant leur personnalité propre; ils sont
tous «assemblés», sous le souffle du Saint-Esprit, en une fraternité,
animée et développée par la charité, inspiratrice d’unité. Dans
cette ambiance, la vérité de l’évangile est conservée immaculée et
entière.
L’Église primitive,
tenant fermement le gouvernail axé sur le cap des commandements divins,
pour le salut du monde, établit l’harmonie entre la vérité et la
charité selon cette maxime: «Dans le nécessaire, l’unité; dans le
doute, la liberté; en tout, la charité». Ainsi, nul autre fondement
doctrinal n’a été considéré plus nécessaire pour réglementer la
vie de l’humanité conformément a l’Évangile que le dogme de la
paternité et de l’unicité de Dieu et de la fraternité et de l’unité
des hommes.
Les pasteurs de l’Église,
qu’ils fussent évêques ou pères conciliaires, considéraient l’Église
comme une unité de la foi par le lien de l’amour, comme une fraternité
composée des membres de l’equipage de l’arche mystiquel4.
S’ils ont
vaillamment combattu les hérésies, ils ne l’ont pas fait pour
satisfaire leur ardeur agressive, mais pour protéger efficacement la
fraternité menacée de division. C’est pourquoi certaines affirmations
des Pères de l’Église ne doivent pas surprendre, telle celle de
saint Jean Chrysostome qui dit: «Ve me parlez point d’hérésies
compliquées et de toutes provenances. Parce que toutes prêchent le même
Christ bien que toutes ne le fassent pas de façon orthodoxe»15.
Mais, malheureusement,
«nous sommes souvent obliges de parler de ce que nous ne pouvons
exprimer. Au lieu de nous consacrer simplement au culte de la foi, nous
sommes obliges de hasarder les graves questions de la religion au risque
des formules humaines»16; d’où, souvent, divergences et
confIits. Ainsi, lorsque la froideur de l’âme et la rupture des
contacts accroissent les divergences et differends, on aboutit au schisme
qui trouble la paix.
.
Mais, bien que les
schismes fussent contraires aux idéaux et aux buts de l’Église, on les
considerait comme «reparables». On avait le sentiment que la
partie du uplérôme» (clergé et fidèles) qui s’en était séparée
était «toujours une parcelle de la même Église»17, qui
devait être ramenée à l’unité18 sans délai, moyennant
tout sacrifice admissible.
C’ est pourquoi des
dizaines de schismes, au cours des mille premières années de l’Église,
ont été «ressoudés», en dépit des graves oppositions et des
durcissements d’ attitude causés par le temps. Jugie estime que, rien
qu’ entre 337 et 843, les relations entre l’Orient et l’Occident
furent interrompuea pendant 2l7 ans, en tout. C’etait l’epoque où
l’esprit du «ministère du Christ» n’avait pas fait place à
l’opportunisme temporel et où la vie de l’Église puisait sa
substance dans l’amour, l’unité, la fraternité. Il y a eu pourtant
des schismes, tels ceux provoqués par la doctrine christologique, qui,
pour des motifs historiques et etlinologiques; subsistent juaqu’à nos
jours, tela ceux des «petites» Églises préchalcédoniennes de
l’Orient chrétien.
Au cours du premier
millénaire, les schismes entre l’Orient et l’Occident ont mis à une
rude épreuve l’harmonie et l’unité de l’Église. Mais, après un
temps plus ou moins long, ils étaient surmontés grâce au sentiment
qu’avaient les chefs de l’Église de leur responsabilité a l’égard
du Seigneur, grâce aussi à leur conscience profonde des calamités
qu’auraient entraînées les divergences séparatrices.
Les relations entre
l’ancienne et la nouvelle Rome (Constantinople) furent rompues treize
fois19, et toujours pour des raisons doctrinales,
administratives et coutumières. Mais, grâce à la communion de
l’amour, à la «loi royale»20, l’«unisson» des âmes
dissipait les divergences parmi les frères et sauvegardait l’unité.
C’est sous
l’influence de conceptions politico-ecclésiastiques spéciales qu’est
survenu, au XIe siècle, le schisme qui se prolonge jusqu’à nos jours:
L’Occident a
recherché à réorganiser l’Église dans le sens de la centralisation,
car c’est dans la force centripète qu’il voyait sa force. L’Orient
avait, quant à lui, des traditions différentes, qui l’incitaient à
faire valoir comme un droit l’indépendance dans la coexistence. C’est
ainsi qu’au début du deuxième millénaire commença la tragique
histoire de la plus longue division entre les deux groupes de l’Église
une.
Est-il nécessaire
d’évoquer à nouveau ces amères circonstances?
Hélas oui. En effet,
lorsque nous aurons une image plus nette de ces faits, nous serons plus à
même d’apprécier à leur juste valeur les perspectives historiques qui
s’ouvrent aujourd’hui devant nous pour une nouvelle rencontre entre
l’Orient et l’Occident.
En 1043, une forte
personnalité, Michel Cérulaire, monta sur le trône patriarcal de
Constantinople2l.
À titre de représailles
pour les décisions du pape concernant les Évêchés byzantins de
l’Italie du Sud, le patriarche fit fermer, en 1053, les eglises latines
de Constantinople.
Une mission politique
et ecclésiastique, conduite par le cardinal Humbert de Silva Candida,
arriva, au début d’avril 1054 à Constantinople, pour négocier. Elle
attendit en vain pendant trois mois l’ouverture des pourparlers. Les
autorites civiles et patriarcales se montraient fort réservées quant à
l’authenticité des lettres officielles accréditant la mission. La
froideur de cet accueil irrita le cardinal Humbert, qui, vif par tempérament,
fit un coup d’éclat, sans tenir compte de la mentalité orientale.
Il improvisa un
libelle et, le samedi 16 avril 1054, il entra avec ostentation à
Sainte-Sophie pendant la célébration de la messe et le déposa sur le
saint autel.
Cet acte causa, comme
on pouvait s’y attendre, du remous. Le Synode permanent fut aussitôt
convoqué pour repousser cet écrit, sans toutefois en imputer la
responsabilité au pape ni rédiger aucun acte de rupture officielle,
parce qu’il voulait précisément laisser la porte ouverte à la réconciliation.
Ainsi, rien ne fut accompli qui pût avoir un caractère irrémédiable.
Le schisme a été établi
et perpétué par une série de manœuvres d’union imposée, maladroites
et inopportunes de part et d’autre. Ces manœuvres n’ aboutirent qu’à
un plus grand durcissement des positions, parce qu’elles donnaient la
priorité aux spéculations théologiques humaines et négligeaient le
climat de charité.
C’est en vain que
Nicétas Stéthatos affirmait que le dialogue dans la charité pouvait
conduire au rapprochement. «Celui qui aime son prochain manifeste également
une immense humilité; et, lorsqu’on a cette humilité, on est patient
et l’on ne recherche pas à imposer ses propres vues»22.
À la place de la
conciliation voulue par le Christ, dont l’Église primitive faisait un
si grand usage, afin de maintenir l’équilibre dans la vie du «plérôme»,
c’est l’invasion des péans de la polémique. Tous ces libelles contra
Graecos et kata Latinon23, qui
faisaient état, la plupart du temps, d’accusations irresponsables, dénuées
de fondement et de mensonges, ont été à l’origine d’ignorance et de
préjugés.
Ainsi, d’une part le
pape, que les Conciles œcuméniques estimaient au plus haut point, est
calomnié comme un hérésiarque de propos délibéré; et, d’autre
part, l’Orient orthodoxe est regardé à Rome comme une terre païenne,
digne d’attentions toutes spéciales de la part de la Congrégation de
la propagation de la foi, afin qu’ elle soit convertie et assimilée.
Les rencontres dites
«d’union», loin de le combler25, ont creusé davantage
l’abîme du schisme. Selon la remarque heureuse de saint Nectaire
d’Egine (mort en l920), «le schisme n’a pas été réalise à
l’epoque de Cérulaire, mais il est dû aux maladresses commises au
Concile de Florence»26.
Du XVe au XVIIIe siècle,
des querelles, des échanges de traits et des actes inconsidérés font
disparaître les dernières traces de tolérance27. L’exaspération
dans les relations Orient-Occident a fini par conditionner non seulement
les sentiments quotidiens des hommes, mais aussi la façon dont chacune
des Églises concevait la substance, l’authenticité et les sacrements
de l’autre28.
Il y a eu une lutte
entre deux tendances: le rigorisme doctrinal29 et l’économie
indulgentes30, lutte qui était fonction des fluctuations
des frictions et de la méfiance.
Un apaisement semble
s’instaurer au XIXe siècle avec un dialogue de sourds avec des
encycliques et des contre-encycliques.
En l848, Pie IX
adresse aux chrétiens d’Orient un appel à l’union31,
auquel rétorque patriarche Anthimos VI32. En 1868, le même
pape invite, également sans résultat, le Patriarcat œcumenique à
participer au 1er Concile du Vatican.
En 1883, le
metropolite Joachim Cocodès, de Dercos, se rendit en Italie pour raisons
de santé. Cela n’est pas resté inaperçu dans les milieux du Saint-Siège
et le pape Léon XIII lui accorda, avec grande joie, une audience privée.
Un an plus tard, le 1er octobre 1884 le métropolite de Dercos est élu
patriarche œcuménique. C’est alors que survient quelque chose
d’exceptionnel dans les relations entre le Phanar et le Saint-Siège:
Mgr. Rotelli, délégué apostolique à Constantinople, rend visite au
nouveau patriarche pour lui présenter les félicitations du pape. La durée
des fonctions de ce prélat, plein de dignité et qui aimait le bien, a été
trop courte - il est mort prématurément -pour permettre une suite dans
ces contacts.
C’est pourtant vers
cette époque-là que, comme nous le verrons plus loin, Dieu fit naître
ceux qu’il destinait à transformer, vers le milieu du siècle suivant,
l’opprobre de la division en glorification de Son nom.
Le XIXe siècle prend
fin avec un nouvel échange, telle une lutte à la corde, d’encycliques,
en 1894 et 1895, entre le pape Leon XIII et le patriarche Anthimos
VII; l’occasion en a été offerte par le congrès eucharistique de Jérusalem
(1893). En visitant la Terre Sainte où Jésus avait étendu les bras pour
unir ce qui était auparavant divisé, les prélats latins prennent plus
clairement conscience du drame de la division. Le président du congrès
était le cardinal Langénieux, archevêque de Reims, un homme plein
d’enthousiasme33: il suggéra au pape certaines initiatives
qui suscitèrent l’intérêt de Léon XIII, sans parvenir cependant à
le faire renoncer aux anciennes conceptions sur «le retour des frères séparés»,
conceptions qui s’étaient révelées, aux yeux de l’Orient, comme des
frivolités dangereuses et irritantes. Aussi l’encyclique du pape
fut-elle immédiatement suivie d’une contre-encycliques34.
Si, dans le domaine
social, le pape Léon XIII fut vraiment un précurseur, au service de
l’idée œcumenique; son apport se limita à la vertu spirituelle de la
prière pour l’union -dans un sens quelque peu différent de celui que
nous lui donnons aujourd’hui- et à l’attitude pacificatrice dans les
discussions théologiques35.
Ses idées sur l’éducation
et sur la bienfaisance, souvent en raison du zèle excessif de ceux qui
les exprimaient, ont renforcé la méfiance et les reticénces des
orthodoxes.
Neanmoins, tout cela,
en dépit des erreurs commises, a suscité, au seuil du XXe siècle, une
sensibilité nouvelle, le sens de la vérité, qu’Alexis Khomiakov
(l804- l860) avait mis en lumière vers le milieu du XIXe siècle: «Vul
ne peut être sauvé tout seul. Nous sommes tous sauvés comme membres du
Corps mystique du Christ, unis les uns aux autres, dans l’Église, dans
la communion de la foi et de l’amour».
L’horizon de
l’Orient s’éclaircit des brouiliards de la polémique avec le retour
sur le trône patriarcal de Joachim III (l90l - l9l2). Des critères
constructifs et une sobre modération caracterisent l’encyclique de
l902.
Le Patriarcat œcumenique
cultive, sur le plan panorthodoxe et panchrétien, la responsabilité
collective de tous les chrétiens envers l’Église, dont l’avenir ne
peut être assuré que par le rapprochement et l’unanimité des chrétiens.
L’encyclique pose la
question de savoir «comment trouver des points de rencontre et de contact
et rendre possibles des concessions réciproques». Et elle propose de «préparer
le terrain pour un rapprochement amical», l’adoption en commun de vues
justes et acceptables, pouvant faciliter la réalisation de l’union
finale (.. .) de l’unité chrétienne si desirable, sur le plan mondial.
C’est à juste titre
que le père P.-J. Le Guillou fait observer que cette encyclique a été
«rédigée dans un esprit tout-à-fait nouveau; empreint de modération
et de charité»36.
Tandis que l’Église
de Constantinople se met en mouvement pour un certain dialogue œcuménique
avec tous les chrétiens et avec Rome, elle rencontre bien quelque
empressement mais aussi de la circonspection dans les autres Églises
orthodoxes. La raison en était le prosélytisme dont elles avaient fait récemment
l’expérience, mais aussi le monologue froid et monocorde de Rome, qui
les invitait à «franchir la porte demeurée ouverte ramenant à l’unité
sous un seul pasteur»37.
C’est l’époque du
pape Pie X où, en dehors de l’Octave de prières pour l’unité,
instituée en l908 par deux anglicans, Spencer Jones et Paul Watson, toute
initiative moderniste était exclue, comme des acrobaties d’alpinistes,
toujours périlleuses.
C’est ainsi que les
pionniers de l’œcuménisme, comme l’abbé Paul Couturier (188l -
1953), Dom Lambert Beauduin (1873 - 1960), l’éminent cardinal Mercier
(1851 - 1926) et d’autres, ont dû se confiner dans des activités moins
élevées: le premier dans la théorie biblique et charismatique de la
charité, le second dans un approfondissement du renouveau liturgique et
le troisième dans la sauvegarde active de tout ce qui était menacé par
le conservatisme antimoderniste.
La guerre (guerres des
Balkans et première guerre mondiale) entre l9l2 et l9l8 a donné à tous
une plus grande conscience du tragique des luttes fratricides.
Le pontificat de Benoît
XV se prépare pour le passage de l’oecuménisme de la prière à l’œcuménisme
scientifique. Ce pape modéré appuya les initiatives des prières pour
l’unité chrétienne (1916) et, s’inspirant des suggestions du
cardinal Langénieux (1893), il retira à la Congrégation de la
propagation de la foi les questions touchant a l’Orient et fonda aussi
l’institut pontifical oriental (1917) comme centre des études
orientales en Occident.
Avec la charte de
fondation du nouvel institut Orientis Catholici (15.10.1917),
apparaît une différenciation dans le mode officiel d’appellation des
fidèles de l’Orient chrétien. Au lieu d’être qualifiés par la
bouche du pape de schismatiques, ceux-ci sont mentionnés en deux endroits
comme orthodoxes. Le Saint-Siège veut désormais une présentation et une
connaissance parallèles de la doctrine des deux Églises38.
Ces développements
n’étaient pas encore parvenus à la connaissance du Patriarcat œcuménique;.
c’est pourquoi, lorsque le locum tenens du
Patriarcat, le metropolite Dorothée de Brousse († 1921, se rendit à
Paris soutenir les droits religieux des chrétiens de l’Asie Mineure, il
s’arrêta à Rome sans toutefois entrer en contact avec le Saint-Siège.
En effet, le jeudi 6
mars 1919, au debut de l’après-midi, le métropolite Dorothée,
accompagné de sa suite, passa sous les fenêtres du pape, se prosterna
devant la tombe de saint Pierre, admira les merveilles artistiques de la
basilique vaticane, puis se retira pour ensuite continuer son voyage à
Paris. Il convient de noter que ce vénérable métropolite était une
figure éminente de l’œcuménisme d’inspiration orthodoxe. Il ratifia
de sa signature la fameuse encyclique adressée à toutes les Églises du
Christ (1920), qui constitue la magna carta de l’œcuménisme
pour l’Orthodoxie39.
Ce texte avait été rédigé
avec le concours des personnalités les plus éminentes de l’Église de
Constantinople, ecclésiastiques et laïcs, qui formèrent une Commission
synodale présidée par le métropolite Nicolas de Césarée, et une
sous-commission de théologiens dont les membres étaient: G.Strinopoulos40,
J. Eustratiou, Basile Stéphanidès, Β. Antoniadès et P.Comninos.
Dans cette encyclique,
le Patriarcat œcuménique, faisant œuvre d’avant-garde, présenta à
la chrétienté deux principes fondamenfaux:
a) nécessité d’un
ministère ecclésiastique assumant pleinement ses
responsabilités et imprégné de l’esprit de charité, et du
renoncement à toute polémique théologique, au prosélytisme, aux
injures, ete.;
b) certitude que Dieu
a le pouvoir d’accomplir des choses apparemment impossibles, et peut
aussi réaliser l’unité des chrétiens, à condition que ceux-ci
abandonnent les petitesses de zélateur et prennent conscience de ce qui
les unit, en dépit des différends, puisqu’ils «sont admis au même
heritage» et sont «bénéficiaires de la même promesse dans le Christ»41.
Le Dr.V.A. Visser’t
Hooft voit dans cette encyclique «un des facteurs essentiels du Mouvement
œcuménique»42 et le père P.- J. Le Guillou fait
observer que ce document montre bien que la participation de
l’Orthodoxie au Mouvement œcuménique n’était point due à des
circonstances extérieures, mais que l’œcuménisme «repondait
simplement à une vocation émanant de l’interieur même du monde
orthodoxe»43.
Effectivement, la
vocation œcuménique de l’Orthodoxie découle de ses expériences vécues.
Nous en avons une nouvelle preuve dans le Congrès Panorthodoxe de
Constantinople (1923), qui avait précisément pour objet la rénovation
de la vie intérieure, condition préalable de l’unité.
Au cours des débats,
le métropolite Basile de Nicée, le futur patriarche de Constantinople
(1925-1929), souligna qu’il n’était pas possible d’ignorer
l’Église de Rome dans ses efforts pour l’union des chrétiens. De son
côte, l’archimandrite Jules Scriban, délégué de l’Église
roumaine, proposa qu’à l’occasion du l6e centenaire du
1er Concile œcuménique (325-1925) un message en faveur de l’unité fût
adressé aux prélats catholiques44.
C’est sous le
pontificat du sage patriarche Basile III que commencent les contacts
officiels; avec des visites de prélats catholiques au Phanar: celles de
Mgr. A. Roncalli, le futur pape Jean XXIII, alors délégué apostolique
en Bulgarie et archevêque titulaire d’ Aréopolis (janvier et mars
1927); celles de Mgr. P. d’Herbigny, évêque titulaire d’Ilion et
directeur de l’institut pontifical oriental à Rome (1927)
et d’autres personnalités éminentes45. A la même époque,
des membres du clergé orthodoxe et des théologiens laïcs se rendent en
Occident à l’occasion de congrès ou pour y poursuivre leurs études.
Ainsi se réalise un échange de contacts directs, très bienfaisant pour
tempérer les dispositions de part et d’autre.
Quant à la reprise
des relations officielles, l’Occident faisait preuve de manque de compréhension.
Il était fatal que ce refus de tout rapport officiel entre les deux Églises
ait conduit la Commission Panorthodoxe du Mont-Athos à prôner «une
protection et une defense contre ceux qui s’efforcent de porter préjudice
a l’Église orthodoxe».
En depit de ces
difficultés, la parenté de foi et de vie émouvait toujours catholiques
et orthodoxes lorsqu’ils se rencontraient occasionnellement.
C’est ce qui se produisit, par exemple, à Paris (1931, 1936), au cercle
des Rencontres franco-russes qui réunissaient V. Berdiaeff, J.Paritain,
E.Mounier, le père Serge Boulgakov et le père Yves Congar; ou, à
Athenes (1936), lors du 1er Congrès orthodoxe de théologiens. C’est
certainement au cours de rencontres de ce genre qu’on a pu entendre pour
la première fois des «accords» d’ecclésiologie pacificatrice.
Le Saint-Esprit
inspire tant l’Orient que l’Occident.
Le pape Pie XI perçoit
bien les appels de son temps, mais il ne peut agir qu’en fonction de la
ligne tracée par ses prédécesseurs. Son action en faveur de
l’unité prépara le terrain et fut à plusieurs égards, positive. Dans
ses encycliques, ses discours au Consistoire, ses lettres, les Congrès,
ainsi que dans ses audiences privées, il ne manquait jamais l’occasion
d’exprimer son désir de contribuer à la preparation de l’union.
Mais son accession au
trône pontifical coïncide avec les célèbres Conversations de Malines
(1921 - 1926), entre le cardinal D. J. Mercier et lord Halifax, qui
ont révélé la possibilité du dialogue, au-delà des controverses
et des préjugés46 Sans s’écarter de l’exclusivisme
romain, le pape Pie XI inaugure un programme de retour aux sources théologiques
et liturgiques, ce qui impliquait une réévaluation de l’Orient chrétien
et l’abandon de toute tentative de latinisation de tous. C’est ce
retour aux sources qui a été le plus apprécié, en Orient comme en
Occident, et qui a eu de tangibles résultats constructifs.
Par sa lettre Equidem
Verba (21 mars l924), qui confiait aux bénédictins la mission «de
stimuler, par la plume et la parole, le zèle pour l’unité et l’intérêt
pour les problèmes de l’Orient chrétien», Pie XI donna le choc
psychologique pour le rapprochement avec les orthodoxes.
Le monastère de
Chevetogne, grâce à son organe, la revue IRÉNIΚOV, devint
un véritable laboratoire en vue des efforts de rassemblement. C’est la
foi des champions de ce mouvement -tels Dom Beaudoin et ses compagnons
pour faire cesser tout prosélytisme et toute polémique et pour procéder
a l’étude approfondie des deux Traditions- qui est à la base de la méthode
d’une meilleure compréhension et d’estime réciproque: cette foi et
cette méthode seront finalement adoptées par Vatican II.
Le pape lui-même
donna une impulsion particulière a l’examen académique et scientifique
des questions orthodoxes et a leur présentation.
Il réorganisa
l’institut pontifical oriental de Rome (1928) et recommanda la création
de chaires de théologie orientale dans les universités catholiques et
l’organisation de semaines d’études. Ces mesures tendaient à une
connaissance plus profonde de l’Orient chrétien en vue d’enrichir la
théologie occidentale: une connaissance qui ne visait point à decouvrir
de nouvelles différences, mais à assurer des contacts plus étendus en
matière de théologie mais aussi dans la vie de l’esprit et de l’Église.
Sous le pontificat de
Pie XI et de Pie XII, la Divine Providence, avec les prières de
nombreuses personnalités connues -comme le P.Couturier- et une pléiade
de moins connues, prépare l’Église à s’engager dans une ère
nouvelle: l’ere de la coexistence dans l’indépendance et de la réconciliation
dans l’amour et la vérité.
Le désir d’un
retour à la Tradition et au culte primitifs de l’Église va en s’étendant.
Les hommes qui auront à jouer de nouveaux rôles prophétiques sont retirés
de l’obscurité et sont placés successivement par la Providence aux
postes où ils seront le mieux trempés dans la réalité, en vue de
l’union et dans les revendications de la brûlante actualité mondiale.
Tout converge, en dépit de la tragédie de la seconde guerre mondiale -et
l’on dirait «grâce» à elle - à ce que le monde devienne conscient
de la nécessité de coopérer et tout conduit à la certitude que la vie
de l’Église a, devant elle, un bel avenir, des voies révélatrices,
une nouvelle création.
Les chrétiens
commencent à comprendre la grande leçon du lavement des pieds. Ils réchauffent
leurs attaches et affermissent leur désir de retour en commun à leur héritage
par une rénovation intérieure. Ils comprennent que la plus horrible tragédie
de l’Église ne réside pas simplement dans les divergences doctrinales,
mais dans le fait qu’ ils ont eux-mêmes cesse d’aimer et de s’aimer
les uns les autres. Ils ont ainsi commencé à s’affranchir du monologue
présomptueux et de la contradiction sans contenu ni fondement, pour
instaurer le dialogue de l’edification mutuelle.
Une marche œcuménique
guidée par la grâce de Dieu est devenue l’aiguille mystérieuse qui,
‘par Mouvement venu d’en haut et se manifestant de l’intérieur,
entraîne par un fil conducteur invisible les pionniers et nous tous pour
nous inciter à recoudre la déchirure de la tunique sans couture du
Seigneur’.
C’est un phénomène
symbolique vraiment céleste, digne d’une grande attention. À chaque époque
d’Èpiphanie, apparaissent des précurseurs qui «préparent la voie»,
des esprits dynamiquement pacificateurs, des annonciateurs du Seigneur qui
se rassemblent à un certain moment précis, voulu par Dieu.
De tels annonciateurs,
au nombre de trois, naissent entre les années 1881 et 1897.
Le premier, en 1881,
à Sotto il Monte de Bergamo, de la famille Roncalli et qui reçoit le prénom
d’Ange précisément. Le deuxième, en 1886, à Vassilico, en Èpire, de
la famille Spyrou et il est baptisé Aristoclès. Et le troisième, en
l897, à Concesio de Brescia, de la famille Montini: il est appelé Jean.
Le premier devient un symbole de bonté et d’humilité. Le deuxième,
avec un regard lumineux comme ses visions, prêche la rénovation et
l’unité. Le troisième professe: «je ne suis pas venu pour être servi
mais pour servir». Ils sont unis, tous les trois à la fois, par
l’appel vers une mission de prophète et par leur origine gréco-romaine,
comme aussi par la même «mer nourricière», l’Adriatique.
Ces trois
annonciateurs, en tant que ‘presbytres’ des Èglises de l’ancienne
et de la nouvelle Rome, sont connus sous d’autres noms. Le premier
s’est imposé le nom de Jean XXIII; le deuxième, celui d’Athénagoras
et le troisième, celui de Paul VI. Tous les trois ont déposé sur le
saint autel de l’Église universelle le blé de la coopération, le vin
de l’unité et l’huile de la charité, pour préparer la concélébration.
Mais ouvrons le livre
de la vie de chacun d’eux pour confirmer le témoignage de «celui
qui a vu».
Jean XXIII est le
premier «envoyé47.
Son nom de famille était
Ange-Joseph Roncalli. Il provenait d’un milieu fort modeste, mais
où prédominait la bonté. Il ressentit très tôt l’appel dont il était
l’objet et se consacra sans nulle réserve à sa mission. Jeune
seminariste, il se rend compte, en 1898, qu’«il doit se comporter en
‘ange’ dans la vie» et que «la voie qui lui convient est celle de
l’humilité»48. Pour lui, «le christianisme a un sens œcuménique,
ce qui ouvre de nouveaux débouchés49 à la régénération,
dans le Christ».
C’est dans les Lieux
Saints qu’il entre pour la première fois en contact avec l’Orient, en
1905, alors qu’il remplissait les fonctions de secrétaire de l’évêque
Giacomo Radini-Tedeschi, de Bergamo.
La tradition de la prière
commune des chrétiens n’a jamais été interrompue dans les lieux de pèlerinage
les plus vénérés, comme à la grotte de Bethléem, au Saint Sépulcre
et ailleurs. En dépit des différences de rites et d’heures canoniales,
la copropriété et l’utilisation commune des Lieux Saints crée une
communauté de culte, qui est comme un admirable rassemblement préliminaire,
voulu par Dieu, sur les lieux de Son incarnation et de Son sacrifice, pour
manifester Sa volonté à tous les chrétiens.
Roncalli commence
ainsi à se pencher sur ce problème, à percevoir, dans le fond,
l’accord de tous sur l’adoration du même Christ, qui «est proclamée...
à toute occasion»50. Il se demande: «Pourquoi l’aspiration
actuelle à l’union, avec le concours unanime de toute la chrétienté,
ne deviendrait-elle pas demain une réalité? C’est à nous de cultiver
ce désir. Le reste appartient à Dieu»51. C’est donc là,
tout près du Golgotha, que germe l’idée de Roncalli en faveur de
l’union.
Il prend connaissance
de la réalité orthodoxe dans trois pays où elle s’exprime. En
Bulgarie, il découvre la profonde piété du peuple et la structure slave
de la théologie orthodoxe52. En Turquie, il se rend compte des
dimensions apostoliques du témoignage orthodoxe, manifesté par le
Patriarcat œcuménique et le libre esprit chrétien qui s’y trouve en
gestation depuis 1923 (Congrès Panorthodoxe) et 1930 (Commission
Panorthodoxe du Mont-Athos), pour l’édification de notre temps selon la
novation de Jésus Christ, seul à pouvoir tout rénover. En Grèce, il
constate que le véritable esprit grec est prêt a embrasser dans un
esprit œcuménique toute initiative sincère d’union et que la pensée
théologique, la liberté et l’autorité s’equilibrent, ce qui permet
a l’Église d’être à l’aise, sans engagements ni dangereuses déviations.
Il connaît dans ces
trois pays les personnes et les choses et il agit en «pacificateur»53
avec une dignité pleine de charité et de lumineuse bonté, ce qui le
rend bientôt sympathique à tous et qui dissipe toute espèce de
suspicion. Il voyait toujours les choses de leur bon côté et son humeur
empreinte toujours de cordialité lui permettait de mener ses missions à
bonne fin.
«Lorsqu’il s’agit
de faire triompher la charité, peu m’importe que l’on me piétine»54,
ecrivait-il.
«J’ai demandé le
respect et j’ai offert le respect», disait-il encore.
«Je ne me suis jamais baissé pour ramasser la pierre qu’on m’avait
lancée. C’était une preuve d’amour véritable»55.
Sa présence à
Istanbul, en qualité de délégué apostolique, du 13 juin 1935 au 8 décembre
1944, créa un climat nouveau dans les relations Occident-Orient. La porte
de son bureau était grande ouverte aux amis et aux adversaires, tant il
était d’un tempérament accueillant.
Son intérêt s’est
porté surtout sur l’étude de la vie ecclesiastique duPatriarcat œcuménique.
Il voulait renouveler les contacts qui avaient commencé en 1927 et faire
connaissance avec le patriarche Photios II. Mais ses divers voyages,
notamment en Grèce, retardèrent la réalisation de ses projets. Photios
était mort entre temps: Mgr. Ange Roncalli revient à Istanbul pour les
funérailles, le 2 janvier 1936, présenter ses condoléances. Lorsqu’il
apprend l’élection du nouveau patriarche, Benjamin, le 18 janvier l936,
il vient le féliciter. Ces deux visites, considérées simplement comme
des actes de courtoisie n’eurent point de suite. Ce n’est que lorsque
le délégué apostolique voulut visiter le Mont-Athos, que le Patriarcat
s’empressa d’accorder l’autorisation nécessaire. Mgr. Roncalli
effectue ce voyage avec l’archevêque Jean Filippouci du 17 au 20 mai
1936. Il visite Caryés et les monastères de Xyropotamo, Vatopédi,
Pantocrator, Koutloumousion, Pantéléimon et Ivira, où il célèbre la
messe dans sa chambre; il s’entretient très cordialement, et dans un
esprit œcuménique, avec les moines56. Il conservera le
souvenir du charme qu’a exercé sur lui cette visite au Mont-Athos et,
plus tard, devenu Jean XXIII; il sera le premier pape à avoir vu de ses
propres yeux la «porte du ciel», comme un autre pape avait appelé le
Mont-Athos, mais sans l’avoir vu.
Au cours des années
qui suivirent, Mgr. Roncalli exerce ses fonctions à Istanbul avec une
activité discrète, afin d’édifier et non de provoquer. Il y fait la
connaissance de plusieurs prélats et religieux orthodoxes, tels que les métropolites
Thomas, des Iles des Princes, et Germanos, d’Énos. Afin d’améliorer
les relations entre Athènes et le Vatican, il visite neuf fois la Grèce,
entre mai 1936 et mai 1939. Il est reçu par le roi Georges II, le prince
héritier Paul et par Jean Métaxas; il a des entretiens avec plusieurs
ministres et d’autres personnalités. Un jour-c’etait le 24 août 1937
- en revenant de Corfou, il rencontre, à bord du «Κéphallinia»
l’archevêque Chrysostomos Papadopoulos d’Athènes († l938), avec
qui il a un entretien cordial. Il visite la Grèce centrale, le Péloponnése
et les îles. Il fait la connaissance des metropolites Philarétos de
Syra, Iacovos de Mytilène, Βasile d’Arcadie (Crète), qui lui offre
l’hospitalité à l’Éveché à Mirès, dans le centre de l’île.
Tous l’estiment profondément pour sa bonté et sa modération.
Les visites que Mgr.
Roncalli avait faites au Patriarcat en l936 lui sont rendues à Istanbul
par les autorités patriarcales, en 1939, lors du décès du pape Pie XI
et de l’élection du pape Pie XII.
En effet, à peine le
patriarche Benjamin eut-il appris la triste nouvelle (10 février
1939) qu’il prit l’initiative, pour la première fois depuis de
longues années, de présenter ses condoléances à Mgr. Roncalli, représentant
du Saint- Siège. Le protosyncelle Adamantios, qui deviendra plus tard métropolite
de Pergame († l958), est chargé de cette mission officielle. Il
s’agit d’une personnalité active et ardente, qui eut de tout temps
une connaissance très claire du problème de «la coopération et de
l’union des Églises»57. Le langage qu’il tient à Mgr.
Roncalli suscite l’enthousiasme de ce dernier car il correspond à ses
propres pensées. Le représentant du pape s’empresse de faire rendre la
visite par l’entremise de son secrétaire dévoué Mgr. Jacques Testa
(† l962) et recommande à Rome de donner suite à ce bon début.
Mgr. Roncalli avait éprouvé
une telle satisfaction de cette visite qu’il en fit part à ses ouailles
au cours d’une messe célébrée en l’église du
Saint-Esprit à Pangalti, le 19 février 1939. Il déclara notamment qu’«un
jour la vision du Seigneur pour un seul troupeau deviendrait une douce réalité
sur la Terre comme aux Cieux».
Après l’élection
de Pie XII, Rome approuve les relations officielles avec le Patriarcat.
Et le 27 mai 1939, a
11 h., Mgr. Ange-Joseph Roncalli, archevêque titulaire de Mesemvrie,
franchit au Phanar le seuil de la cinquième retraite du siège de la
nouvelle Rome, escorté par les prêtres R.Collaro, J.Ciliqua, J.Testa et
I. Filippouci.
Le patriarche Benjamin
l’accueille dans son bureau officiel, entouré des métropolites
Gennadios d’Héliopolis († l956), Dorothéos de Laodicée58
et de sa cour, à la tête de laquelle se trouvait le protosyncelle
Adamantios.
Les présentations
d’usage terminées, Mgr. Roncalli porteur dupremier message
officiel de Rome -après un antagonisme séculaire- dit qu’il «remplit
une mission du pape Pie XII, qui venait de lui être transmise par une
lettre du cardinal Maglione; et qu’il se présente en personne devant le
patriarche pour lui apporter les salutations chaleureuses et les
remerciements personnels du pape, pour les condoléances patriarcales lors
du décès de son prédécesseur et pour les félicitations a l’occasion
de sa propre élection». Et il ajoute que «le pape a pris, avec émotion,
connaissance de ces deux manifestations du Patriarcat œcuménique».
Le patriarche Benjamin
lui répond: qu’il «reçoit avec grande joie la visite de Pgr.
Roncalli, chargé de cette mission sacrée de S.S. le pape, dont le zèle
divin pour l’amour du Christ et pour la paix du monde trouve de profonds
échos et suscite la déférence de tout le monde chrétien». Puis il le
prie de «transmettre à nouveau ses salutations personnelles au pape»59.
Et Mgr. Roncalli de
terminer en affirmant qu’il le fera avec plaisir car il’sait combien
le pape en sera heureux.
L’entretien cordial
se poursuivit pendant une demi-heure dans un climat de bonté et de
simplicité sur les perspectives qui s’ouvrent désormais à l’établissement
de la fraternité entre les chrétiens.
Ensuite, avec une
grande déférence, Mgr. Roncalli prend congé du vénérable patriarche
et quitte le Patriarcat «avec tous les honneurs qui lui étaient dus».
Cette rencontre
historique, la première du XXe siècle, devait être confirmée par une
autre visite, non moins historique, rendue vingt ans plus tard dans des
circonstances différentes, au Vatican.
Mais survient alors le
grand malheur de la seconde Guerre Mondiale. Le peuple orthodoxe de Grèce
est crucifié par une triple occupation celle des Nazis, des Fascistes et
des Bulgares. La famine le menace d’extermination.
Mgr. Roncalli arrive
alors en Grèce. «Lorsque je me retrouve en Grèce -ecrivait-il- je me
sens comme un poisson que l’on remet dans l’eau»60.Effectivement,
il veillait à «sauver la charité» grâce a ses multiples activités:
Il se lie avec l’archevêque Damaskinos d’Athènes, avec des
hommes politiques, avec des professeurs de l’université, notamment ceux
de la faculté de théologie, et avec d’autres personnalités. Il
contribue à faire lever le blocus des Alliés et à sauver des milliers
de victimes de la famine.
En 1941, Mgr. Roncalli
visite, en compagnie du métropolite Germanos d’Énos l’école, théologique
de Halki, l’une des Iles des Princes, près d’Istanbul pour
transmettre le message de leurs parents à des étudiants originaires de
Grèce.
Mgr.Thomas, métropolite
de Chalcedoine, mort en l966, nous confia un jour que, lorsqu’il etait métropilite
des Iles des Princes, Mgr. Roncalli venait passer l’été a Pringuipo-Büyük
Ada et que la première visite de ce dernier a toujours été pour son évêché.
«Je lui dis une fois que c’était à moi de lui rendre visite en
premier; mais, lui, avec un sourire plein de bonté, repondit: «Vous êtes
ici dans votre siège et c’est à moi, Roncalli; de vous rendre visite,
quelle que soit ma qualité».
Mgr. Roncalli à vecu
pendant l9 ans dans le monde orthodoxe. Ses contacts avec des prélats
orthodoxes et des théologiens laïcs lui ont fait comprendre combien
profond et sincère était le désir de l’union, lorsqu’il n’est pas
exaspéré par des paroles et des démarches inopportunes, et que, au
contraire, il est nourri d’humilité.
Après la retraite des
armées de Hitler, l’Europe occidentale avait grand besoin des talents
de pacificateur éprouvé d’un Roncalli pour que fût sauvegardée la sérénité
dans l’Église. Ainsi, en 1944, l’Orient est privé de lui sans
pourtant jamais cesser d’avoir en lui un initié, un apôtre, un
confesseur. C’est en quelque sorte un «pret» que l’Orient consent a
l’Occident, puisqu’il va le récupérer bientôt, monté sur le trône
de saint Pierre, retrouvant dans sa précieuse personne un pére, un frére
dans le Christ.
Entretemps, on le
sait, il avait été nommé cardinal en 1952 et, l’année suivante, il
quitte Paris pour Venise, la ville qui depuis des siècles unit l’Orient
et l’Occident.
Au cours de ses
diverses missions, en qualité de patriarche de Venise
, il apporte partout
son amour pour l’Orient. À Palerme; il déclare en 1957 que «l’Occident
et l’Orient, s’ignorant mutuellement, ont avancé séparément et dans
des directions différentes, ce qui n’a fait qu’élargir la déchirure
de la tunique du Christ».
Du Phanar, à la fête
de Pâques l958, un appel est lancé pour une considération commune «de
la grandeur de l’unité et de la paix». Il émane du patriarche Athénagoras,
le visionnaire. Il se fonde sur la constatation que «la division ecclésiastique
continue à faire obstacle au désir et à l’œuvre duChrist et à
rendre vaine la voix de l’Église». Le patriarche recherche, en
Occident, un co-pêcheur, qui se pencherait de concert avec lui de
la proue du vaisseau de l’Église pour ramener à bord toutes les âmes
humaines qui surnagent dans les flots, alors que, virtuellement, elles
appartiennent au commandant du vaisseau, le Christ.
La réponse vient du
Ciel:
Après le décès de
Pie XII, c’est Mgr. Ange Roncalli qui est appelé au trône apostolique
de Rome, le 28 octobre 1958, sous le nom de Jean XXIII.
Expliquant aux
cardinaux les raisons du choix de ce nom de Jean, le nouveau pape rappelle
que c’était le prénom de son père; que l’Église où il avait été
baptisé était celle de St. Jean; que le patron de Venise est Jean-Marc
et que, enfin, St. Jean Baptiste et St. Jean l’evangéliste, témoins de
lumière et d’amour avaient vécu respectivement aux côtés du
Redempteur. Et, comme pour leur proclamer ses intentions, il leur demande
de ne pas oublier qu’«une partie de son cœur demeurera en Orient, où
il a travaillé durant plusieurs années», et que l’Orient, par conséquent,
l’inspirerait dans ses activités.
L’Orient reconnaît
immédiatement la parenté spirituelle et la voix qui revêt une
importance extraordinaire. Et l’Orient répond du Phanar, par la
bouche d’Athénagoras, vibrant d’ émotion: «Parut un homme
envoyé de Dieu. Il se nommait Jean»61.
Cette qualification du
patriarche dénote celui que les hommes de la terre tout entière
attendaient: un bâtisseur de pont, un pontifez qui jetterait un
pont, avec droiture et simplicité chrétiennes, par dessus l’ abîme,
afin que les hommes reconnussent vraiment le Christ dans l’Église.
Ce n’est
certainement pas une exagération que d’affirmer que si Dieu a permis
que Mgr. Roncalli, et non pas un autre, fût élu pape, Il l’a fait en
faveur de l’ unité de Son Église.
La mise en valeur de
ce message de l’unité a rempli entièrement le pontificat de Jean
XXIII et a été la preuve manifeste que «l’esperance ne deçoit
point»62.
Le nouveau pape
a vécu cette unité par la synthèse qu’il réalisa de son existence
personnelle et de son enseignement. Il l’étendit à ses idées, à ses
actes pour la rénovation des fidèles, pour l’expansion, d’une
importance décisive, de l’esprit collégial de la hiérarchie, et
à ses audacieuses initiatives œcuméniques.
Il fut le pape de
l’expression de la charité et de la bonne foi. Dès son élection, il déclara
que «ce n’est qu’avec l’amour que sera trouvée la verité et que
nous nous réjouirons les uns les autres par le bien que nous aurons fait».
Et il souligna: «Jésus a fondé sur terre une seule Église, dont le
trait caractéristique doit être l’unité»63.
C’est de ce besoin
d’unité dans l’expérience pastorale, d’unité entre le Christ et
les hommes de notre temps, que naquit la convocation de Vatican II.
Jean XXIII
l’annonce environ trois mois après son élection, le 25 janvier 1959.
Et il en a la vision comme d’un mouvement rénovateur unanime, une sorte
de nouvelle Pentecôte, qui rechercherait partout l’unité, la synthèse
harmonieuse, sans limites ni entraves.
Ce désir n’est pas
sans rapport avec l’«expérience dans le mouvement» qu’ il avait
acquise en Orient. C’est pourquoi il enchante le patriarche Athénagoras
et qu’il suscite chez lui de nouvelles visions quant à la dissipation
des préjugés historiques.
Saisissant
l’occasion de ces dispositions du pape, le patriarche dépêche au
Vatican l’archevêque Iacovos d’Amerique aux fins d’une entrevue
officielle mais qui devait se faire dans le plus grand secret possible.
C’est la première visite officielle depuis celle de mai l547, où
le pape Paul III avait reçu le métropolite Mitrophanis de Césarée,
exarque du patriarche Dionysios II, devenu plus tard patriarche œcuménique
sous le nom de Mitrophanis III (1565 -1572).
Nous sommes le 17 mars
1959, à 11h.30.
L’archevêque
Iacovos est conduit dans les appartements pontificaux par les dignitaires
de service. Il est accompagné du professeur N.Nissiotis et est reçu par
Mgr. Arrighi et le père Pierre Dumont.
L’audience privée a
lieu dans la bibliothèque du pape.
Jean XXIII se lève de
son siège et, avec une tendresse vraiment paternelle, accueille
l’archevêque, les bras ouverts.
Voici la teneur de cet
entretien d’une haute inspiration:
L’archevêque :-
«Sainteté! Je suis chargé par sa toute- sainteté le patriarche Athénagoras
de l’insigne honneur de transmettre a Votre Sainteté,
non par lettre, mais
de vive voix, le message suivant:
»Parut un homme envoyé
de Dieu. Il se nommait Jean. Le patriarche est convaincu que c’est Vous
qui êtes le deuxième précurseur, chargé par Dieu de la mission de
‘preparer le chemin et d’aplanir ses sentiers’.
»Le patriarche est
convaincu, en outre, que la convocation des évêques
de l’Église
catholique romaine par Votre Sainteté au IIe Concile du Vatican est une
convocation faite par Dieu, à travers vos paroles. Le patriarche est
convaincu que vous pouvez, par l’amour qui est une grande puissance de
transformation, faire en sorte que tous les chemins mènent à Rome, où
la sainte foi du Christ a été proclamée, signée et scellée du sang de
milliers de chrétiens.
»C’est ce message,
un message de foi, d’espérance et de charité renouvelées, que
j’ai le mandat sacré de soumettre à Votre Sainteté, accompagné des
prières du patriarche pour que ce message devienne une expérience vécue
d’union pour l’Église, divisée mais, ‘une, sainte, catholique et
apostolique’.
»Le patriarche serait
particulièrement heureux s’il avait l’assurance que Votre
Sainteté se persuadait elle-même qu’elle est
‘l’homme de Dieu’».
Le pape:- «Aujourd’hui
cette maison a reçu le salut’. J’ai le sentiment que Dieu lui-même a
visité cette maison.
»Et Il l’a visitée.
»Dites à sa toute
sainteté que nous sommes tous des envoyés. Et lui, pius que moi. Il Vous
a envoyé. La nouvelle Rome s’adresse à l’ancienne. C’était le
devoir de cette dernière, mais le patriarche m’a devancé. Je pensais
envoyer une légation, pour expliquer l’objet de la convocation du
Concile. Pas une bulle, comme ce fut le cas pour le 1er Concile du
Vatican. Le moment est venu de la communion personnelle directe. Les
lettres n’éclairent pas toujours les bonnes intentions. Le but du
nouveau Concile est la reunification de l’Église».
L’archevêque:-
«Votre Sainteté me permet - elle. . . ?
»Nous esperons que la
formule de l’invitation à l’union ne sera plus conçue de la même façon
que par le passé, qui était ‘revenez pour vous unir...’.
»Il est temps que
nous disions: ‘nous devons nous unir’; et que nous le disions avec
humilité et par la prière car ceux qui sont baptisés et qui boivent
au calice de Son amour doivent s’empresser d’être les premiers
pour l’union dans le Christ».
Le pape:-«L’union
sera une union de cœurs. Une union de prière. Une union qui sera le
fruit de la recherche de l’un par l’autre.
»Si la devise de la révolution
française: liberté, égalité, fraternité ne prévaut pas, il n’y
aura ni paix entre les nations ni umon entre les Églises.
»Répétez cela à Sa
Sainteté. Donnez-lui l’assurance de ma gratitude et de mon amour
fraternel. Et dites-lui que nous sommes tous, lui et moi, des envoyés,
et que notre mission consiste à preparer la voie vers le dialogue de
l’amour, jusqu à ce que ce dialogue devienne une prière et que la prière
devienne l’union».
Cet entretien
demeurera à jamais dans la mémoire de l’Église comme le plus beau
dialogue angélique du pastor angelicus (c’est
ainsi qu’à Venise les fidèles appelaient le pape) avec le messager du
patriarche Athénagoras.
L’archevêque
Iacovos d’Amerique parle avec délicatesse, droiture, réalisme,
avec le sens de sa responsabilité. Le pape Jean l’accueille avec une
cordialité empreinte d’une simplicité toute biblique et avec une
plénitude dans l’amour, qui ouvre la voie à la compréhension dans un
climat nouveau. Il met en relief l’essentiel sans fermer les yeux sur
les difficultés. Cet ‘essentiel’, c’est la certitude que ‘le
moment est venu’ pour le dialogue des cœurs, qui sera inauguré par un
retour en commun à ce qui nous unit plus profondément et de façon plus
organique. Sous les objectifs du Concile, la réunification de l’Église,
il y a la nécessité d’un retour en commun a l’esprit de
l’unité primitive de l’Église, à la fois universelle et
orthodoxe, et d’un approfondissement en commun de cet esprit.
Au cours d’une
réunion officielle des métropolites de Grèce, a Athènes le 3 juillet
1963, le patriarche Athénagoras dira du pape Jean XXIII:
«Il s’est efforcé
d’ouvrir les portes fermées de l’Église d’Occident et de
sortir du monologue dans lequel vivait cette Église depuis des siècles.
»Mais, nous-mêmes,
ne nous étions-nous pas bornés a monologuer?
»Et y a-t-il, dans la
vie des hommes, quelque chose de plus tragique
que le monologue?
Est-ce que ce n’est pas le dialogue qui donne la conscience de soi à
l’homme et surtout à celui qui se trouve dans la grâce de Dieu?
»Deux faits n’ont
pas permis au pape Jean XXIII d’ouvrir entièrement les portes de
l’Église d’Occident et d’en sortir, comme il le souhaitait
ardemment: sa maladie et le fait que les portes, en raison de leur longue
fermeture, ne pouvaient que difficilemant s’ouvrir au premier effort.
»Je ne sais pas ce
que fera le nouveau pape, ni quel sera son programme, mais le fait est que
nous, au lieu de l’isolement, nous avons décidé de nous mettre en
marche et nous sommes sortis à la rencontre du Seigneur, sur la grande
avenue de l’histoire, à la recherche de nos frères, ceux de l’Est
comme ceux de l’Ouest».
Effectivement, la trop
brève mission dupape Jean XXIII fut une mission de précurseur et de témoin.
Et il n’y a pas de plus belle mission! Le précurseur nous dit: ‘Il
vient’. Le témoin nous invite à «Voir». Jean XXIII a fait œuvre de
précurseur pour que fussent surmontés les malentendus et les illusions,
et il a porté témoignage pour montrer que ce qui a plus de valeur, ce
n’est pas ce que nous réalisons mais bien ce que nous poursuivons.
Le pape Jean XXIII, «débordant
d’amour, débordait également de théologie», comme dit l’hymne
orthodoxe qui nous parle de l’evangéliste Jean. Car c’est l’amour
qui est la substance de la théologie et de la vie divine de l’Église
dans le monde. «Lorsque nous aimons, dit saint Augustin, nous pouvons
faire ce que nous voulons, negliger ce que nous voulons, risquer ce que
nous voulons».
«Si tous les membres
du clergé étaient comme Mgr. Roncalli», a dit le grand homme d’État
français Édouard Herriot, «il n’y aurait pas d’esprit anticlérical
chez certaines gens». Dès lors, comment l’humanité pouvait-elle ne
pas estimer celui qui, à peine parvenu à la dignité suprême de
l’Église, répondait sans nulle difficulté et de la façon la plus
conforme à l’Évangile à la question d’un journaliste:
‘Qu’est-ce que le pape?’: ‘Le pape est le frère de tous les
hommes!’.
Voilà pourquoi Jean
XXIII est le pape qu’ont aimé aussi bien les catholiques que les
protestants et les orthodoxes, et tous les hommes de la terre.
Voilà pourquoi
aussi-contrairement aux lois naturelles-plus Jean XXIII s’éloigne de
nous, plus sa stature grandit à nos yeux!
Voilà pourquoi enfin
«il sera appelé prophète du Tres Haut»64.
Le deuxième «envoyé»
est Athénagoras65. Une figure comme celle du patriarche,
qui attire et retient l’attention de tous les hommes de notre planète,
comme en témoigne l’intérêt qu’elle suscite par sa vie, ne saurait
être gravée de façon complète, même par un de ses proches, comme
l’auteur de ces lignes, qui a eu le bonheur insigne de vivre dans son
ombre.
Voici ce qu’écrit
à son sujet le père Maurice Villain, pionnier contemporain de l’œcuménisme
en France:
«Pour camper le
personnage en pied, il faudrait du génie -la plume de Bernanos, le
pinceau de Territi, le ciseau de Michel-Ange- car tout est grand et plus
grand que nature chez Athénagoras, ce nom qui évoque Abraham, Moïse,
Melchisédech; et, la grandeur s’allégeant de transparent mystique, il
y faudrait l’art de Roublev. C’est dire que le «mini-portrait» qui
m’est demandé ici est une entreprise impossible s’il n’est pas un
contresens. Renonçant donc à dessiner les yeux immenses d’icone, à
suivre les méandres de la barbe fluviale au parfum balsamique, à cerner
la silhouette d’airain que hiératisent les gestes liturgiques, je me
bornerai à capter un trait -un seul- mais décisif et prégnant, de tout
ce qui est issu de cet être exceptionnel: l’accueil évangelique.
»Le patriarche Athénagoras:
un regard qui vous enveloppe avec infiniment de respect, deux bras qui se
tendent et qui étreignent. Irrésistiblement, vous vous sentez protégé
par ce géant, enlevé, aspiré vers les cimes qu’habite le prophète:
vers -l’Évangile de l’amour, du rassemblement, de l’unité. ‘Car
enfin, murmure une voix persuasive, rien ne nous sépare: nous avons le même
credo, le même Christ, la même Eucharistie, les mêmes saints, les mêmes
martyrs’. Qui que vous soyez -modeste pèlerin ou personnage éminent,
voire le pape lui-même, vous êtes embarqué»66.
Le patriarche Athénagoras,
268e archevêque de Constantinople, est le premier d’une liste sacrée
de 350 évêques, de la juridiction desquels relèvent aujourd’ hui plus
de cent millions de chrétiens «grecs» orthodoxes.
Sa presence domine
majestueusement le trône sacré de la «grande église du Christ», qui,
on le sait, a son siège dans le modeste quartier historique du Phanar, à
Istanbul: c’est là que se trouvent le cœur et le centre de
l’Orthodoxie67.
Le visage liturgique
du prélat, une sommité ecclésiastique au regard qui voit loin, se
dresse au Patriarcat œcuménique «de face», car c’est bien là,
l’attitude qui assure la liaison directe, le dialogue personnel
avec les auditeurs.
Le personnage d’Athénagoras
s’aperçoit de façon vivante au début sur deux dimensions: celle de
l’élévation de ses conceptions, qui est en proportion de son physique
majestueux, et celle de l’ampleur de son message, qui est en rapport
avec l’envergure de ses bras grands ouverts. Quant à la troisième
dimension, la profondeur, elle se rattache à une transcendance quasi
transparente, qui est accessible progressivement, au fur et à mesure que
l’on se concentre sur la spiritualité dynamique du patriarche.
Athénagoras offre les
traits personnels d’un chef de tribu biblique, d’un patriarche
de la Bible et d’un prophète qui a vu Dieu. De sa haute tête qui, tel
un Mont-Blanc, touche au ciel, se déversent les vagues écumantes de sa
longue barbe blanche. Sur son front, comme un «sceau charismatique»,
resplendissent l’intelligence, l’esprit créateur, la liberté.
Ses sourcils rappellent les arcs jumeaux d’une porte byzantine ouverte
sur la lumière visionnaire.
«La lampe de
ton corps, c’est ton oeil», disait le Christ68. C’est dans
l’oeil de l’homme que se concentre la force
psychosomatique; c’est par l’oeil que l’homme suppute les
signes de l’avenir. C’est ce qui explique que l’art de Byzance
accorde à l’oeil autant d’étendue et d’éclat. Le visage du
patriarche reçoit la lumière de superbes yeux marrons, des yeux que le
sommeil n’atteint point, des yeux pénétrants, sans rien d’immodeste,
d’une portée étonnante, mais aussi nantis d’une grande vision intérieure;
des yeux qui offrent la caresse, qui donnent de la joie, attirent
l’amour.
De même que sa vue
embrasse un large rayon, son ouïe est très sensible aux voix intérieures.
De ses lèvres; affables et empreintes d’amabilité, émanent toujours
des paroles de cordialité, qui projettent la joie pascale de
l’homme ésotérique a l’accolade chrétienne, qui appose le
sceau d’un amour mystique. Son langage, qui apporte une «nouveauté»,
celle du chef pionnier, hait le monologue contraire à la spiritualité et
se livre sans réserve au dialogue, comme son Seigneur.
Athénagoras embrasse,
par le dialogue, la vie de l’Église et les problèmes de l’humanité.
La rencontre sur le terrain du dialogue revêt une valeur de révélation;
c’est une héroïque sortie des tranchées, que seuls peuvent tenter des
hommes courageux, affranchis de toute hantise opportuniste. Cette «sortie
du moi», Leibniz la voyait comme un «effort» et l’appelait: amour.
L’amour est une fournaise ardente69. Le métal dont nous
l’alimentons fond à sa flamme pour produire le dialogue, qui constitue
l’événement le plus beau, le plus pur et le plus fécond de
l’histoire divine et humaine.
Par sa taille de géant;
ce corps ascétique, inflexible, aux épaules puissantes, peut supporter
vaillamment et porter la croix de tout héraut de la vérité. Deux bras
immenses s’ouvrent, qui ont été créés pour vous étreindre, dans une
embrassade de père affectueux. Ses mains sont faites pour bénir, pour
s’exprimer avec beaucoup de délicatesse et de nuance. Ce sont
aussi des mains de maître-ouvrier, sachant abattre les «barrières qui séparent»70
et édifier à leur place l’amour, la compréhension, la miséricorde.
Dans ce corps demeure un «coeur pur», paisible, calme, prudent, dont les
battements sont à l’unisson de ceux du coeur de l’humanité. Ce coeur
a «sa propre raison, que la raison ne connaît point»; comme disait
Pascal, raison qui élimine les dissensions et les divergences, qui intègre
l’existence et la parachève dans la dilection fraternelle. Ce coeur
fonctionne sans jamais être trouble par des petitesses théologiques, par
les passions apportant la division et «la désolation du Royaume»71.
Ses pieds, qui ont
parcouru le monde entier, avancent fermement dans le brûlant actuel,
s’appuyant sur des «réalites». Ils ne suivent point la déontologie
ecclésiastique conventionnelle. Ils écrasent les complexes de l’intolérance
et ils ouvrent la voie, où passeront un jour ceux qui ont tenté
vainement de le retenir:
Ce maigre portrait est
rehaussé d’une palette de couleurs où s’harmonisent
heureusement les tons chauds et les nuances plus neutres. Son visage est
empreint d’une grande douceur et d’une gravite sereine. Sa voix
est nuancée de chaudes vibrations, lourdes de sens; elle n’a rien de
l’emphase grandiloquente et bavarde de certains membres du clergé. La
modulation melodieuse de la foi et de la vie personnelles crée une sorte
de symphonie chromatique, toute lyrique. Ses organes de perception sont si
harmonieusement «éclairés» qu’ils semblent vouloir ne plus
appartenir à un être biologique. Ses mouvements obéissent à une délicatesse
intérieure, mise en valeur et entourée, comme dans les manuscrits
byzantins, par le vermillon du cinabre impérial. La majesté de sa
stature est encore mise en relief par le noir de la soutane, drapée et
mouvante, presque musicale, noir qui sert de fond au violet, broché
d’or, de la chape patriarcale; à ces tons évocateurs répondent les
nuances des fils mystiquement precieux de son âme. Cette heureuse
combinaison de couleurs crée une atmosphère hautement suggestive, qui
transpose la personnalité du patriarche du monde des «réalités» à
celui de la spiritualité, du thème figuratif au contenu transcendant.
Cette synthèse de
portrait est fondée sur la tradition de sa race. Athénagoras constitue
un modèle qui allie le calme perfection de la statue grecque antique à
la concentration de la haute puissance et de la profondeur psychique
d’une icone byzantine. Un aurige delphique et un Noé biblique,
revêtu de grâce par son humilité voulue; qui n’hésite pas à
s’abaisser pour toucher et relever «le plus petit de ses frères».
Le portrait pourrait
porter deux inscriptions. L’une est de sa main et résulte de sa
propre expérience évangélique: ‘bienveillance et paix-amour et unité’.
La seconde a été rédigée par ceux qui ont vécu près de lui: ‘Athénagora
le pacificateur, archevêque de Constantinople’.
On s’est souvent
demandé comment le patriarche Athénagoras a suivi cette vocation de
pacificateur, ce qui l’a conduit à cette «plenitude de vision intérieure»
pour l’unité:
La vérité découle
d’un entretien que nous avons eu avec notre auguste interlocuteur. Nous
lui avons demandé un jour:
L’auteur:- «Sainteté,
souvent lorsque nous voulons éclairer la marche des idées à travers le
temps, nous nous remémorons une foule de faits insignifiants ou
simplement oubliés. Lorsque ceux-ci se produisaient, les gens n’en
avaient pas tellement conscience; mais, lorsque les fruits en ont mûri et
donné les valeurs qui portent le sceau du grand appel, nous devons les
ramener avec précaution à la surface pour voir comment l’homme à la
barre a maintenu le gouvernail axé sur la ligne du ‘devenir’
historique. Dites-moi ce qui a amené Votre Sainteté si près de
l’amour de l’homme ?».
Le patriarche:-
«C’est la haine! Lorsqu’en 1910 je suis allé à Ponastir, l’actuel
Vitoli de Serbie, je me suis immédiatement trouvé dans une atmosphère
de haine. Grecs, Turcs, Albanais, Bulgares, Serbes, Roumains, Juifs,
toutes ces races y étaient aux prises, essayant de s’exterminer l’une
l’autre. Les seuls qui avaient de l’amour entre eux, c’étaient les
Grecs et les Juifs. J’ai vécu huit longues années au milieu de
cette haine, impuissant. Il est horrible de haïr, de vouloir la perte de
son prochain, sans pitié. Horrible. La guerre de 1914 a rendu encore plus
tragique cette expérience vécue. Les armées de pays amis et alliés et
de pays ennemis se sont rassemblées en Macédoine. Et qu’ai-je
vu? J’ai vu que l’homme n’avait plus aucune valeur: on le jetait
sans pitié dans la fournaise. Qui donc en était responsable? Certes, non
pas les officiers. C’étaient de braves gens. J’avais des amis dans
les deux camps. L’extermination était le fait de la politique
opportuniste.
»J’ai vu l’homme
non seulement abandonné et méprisé, mais foulé aux pieds comme
s’il n’avait réellement aucune valeur... J’ai vu les
aumôniers des armées appartenant à des nations chrétiennes -aumôniers
tant orthodoxes, catholiques que protestants- impuissants à se dresser
entre les chrétiens qui se battaient, sinon pour arrêter
l’extermination, au moins pour limiter ce que cela avait d’inhumain.
Cela parce que, eux -mêmes, vivaient dans la même et terrible
contradiction de l’intolérance, des schismes, des divisions.
»La haine entre les
hommes, la dépréciation de l’homme et l’impuissance de la chrétienté
à exiger cette chose fondamentale qu’est l’injonction du
Christ ‘aimez-vous les uns les autres’ ont fait de moi, pour la vie,
un humble serviteur de l’amour de Dieu».
L’auteur:- «La
haine est en effet l’un des maux les plus sots dont souffre l’âme
humaine. Et, surtout lorsqu’elle est nourrie par des hommes portant
l’habit religieux, elle devient alors l’ingratitude la plus diabolique
qui soit à l’egard de Celui qui n’est qu’amour72. Le déchirement
entre humains est un spectacle horrible; il devenait encore plus horrible
lorsque, il n’y a pas encore très longtemps, les peuples voyaient les
Églises chrétiennes d’Orient et d’Occident tenir chacune une croix
à la main et, au même moment, essayer de la transformer en massue pour
assommer tous ceux qui n’étaient pas du même avis, quant à la
doctrine du Seigneur qui est Un. J’estime que le Mouvement
croissant en faveur de l’unité des chrétiens, l’œcuménisme,
est, en dernière analyse, un contre-poids à la haine des peuples».
Le patriarche:-
«À Monastir, outre ces horribles expériences que j’ai vécues,
j’ai connu aussi de beaux moments d’apprentissage
dans l’amour des hommes simples, le dialogue, les premières relations
avec des chrétiens d’Occident.
»Je suis entré en
communication avec les paysans de la région, et j’ai entamé des
contacts personnels avec eux afin de les avoir tous les jours dans mon
bureau. Et, lorsqu’ils arrivaient et que je leur demandais quel était
l’objet de leur visite, ils me répondaient toujours de la même façon
stéréotypée dans leur langue: ‘Afin de nous devisager!’. Et, de
cette habitude de nous scruter mutuellement, il s’est créé dans mon cœur
une philosophie pratique: celle d’apprendre à beaucoup aimer le
dialogue avec les hommes, car j’aime beaucoup l’homme en tant
qu’individu. Dans l’homme, c’est Dieu que je vois.
L’ensemble me réjouit, l’individu me charme, parce que, derrière le
miracle de son existence, je vois Dieu qui se lève, tel un soleil.
»Afin d’entrer en
contact avec les catholiques, je me suis mis à fréquenter l’école des
frères Maristes, à Monastir, alors que j’étais archidiacre de la cathédrale
de Pélagonie, sous prétexte de me perfectionner en français. Je me suis
de nouveau assis sur les bancs scolaires et je me suis étroitement lié
avec un homme très humble et très bon, qui était mon professeur, le frère
Fidelis».
L’auteur:- «Je
me souviens de votre allocution aux moines du Mont-Athos, lors de la célébration
du Millénaire, en juin 1963, vous leur avez parlé de la valeur du
dialogue. La plupart d’entre eux, bien sûr, accoutumés à des
monologues à l’instar de Jérémie, ne pouvaient pas digérer
facilement le dialogue avec l’homme contemporain. Vous leur avez dit
textuellemment: ‘J’affirme de toute ma force qu’il n’est rien de
plus doux chez l’homme que d’ouvrir un dialogue avec un autre homme.
Et il n’est pas de plus grand malheur pour l’homme que de ne pas se
trouver en état de dialogue avec un autre homme... si le monde est divisé,
cela est dû à l’absence de dialogue entre les hommes’».
Le patriarche:-
«En 1917, je suis allé de Monastir à Mylopotamos, sur le Mont-Athos,
dans la cellule où avait été éxile le patriarche Joachim III;
j’accompagnais mon métropolite Chrysostome Cavouridis, de Pélagonie,
qui, pour diverses raisons, est mort archevêque des adeptes du calendrier
julien corrigé par la plupart des Églises orthodoxes en 1924. J’ai vécu
là dans la retraite totale, dans un état de concentration absolue, peut-être
pour me purifier de la haine au milieu de laquelle j’avais vécu. Dans
l’atmosphère du Mont-Athos, je sentais qu’une nouvelle cosmogonie était
en train de s’accomplir et que nous devions y concourir selon la volonté
de Dieu. Et, lorsque j’ai reçu deux invitations, l’une de Mgr. Mélétios,
alors encore simple métropolite d’Athènes, et l’autre du métropolite
Gennadios, de Salonique, j’ai accepté d’abandonner le calme sacré
pour me mettre au service de mon prochain. De mon prochain en tant
qu’individu. Je suis allé à Athenes, en l9l8, en qualité de secrétaire
de ce grand métropolite Mélétios. Je l’ai servi fidèlement,
loyalement, de toute mon âme, parce qu’il était vraiment un grand chef
ecclésiastique. Il a été victime des passions politiques de son temps.
Il fut pourtant le premier à voir venir les réalités nouvelles,
qu’aucune mentalité sur commande, aucune Tradition en tant que
Tradition, ne peuvent ni régler ni transformer».
L’auteur:- «C’est
l’un des drames des sommets. Les gens insignifiants passent sans être
inquiétés: Les médiocres bénéficient des applaudissements. Les hommes
vraiment grands boivent la ciguë. En niant la réalité, en la raillant
et en lapidant, en même temps qu’elle, ceux qui la voient clairement,
nous ne l’améliorons pas et nous ne rendons aucun service concret à
l’humanité».
Le patriarche:«Sous
Mgr. Mélétios et sous Mgr. Théoclitos qui l’avait précédé et qui
lui a succédé sur le trône d’Athènes, en raison des problèmes
interieurs de cette époque-là, nous n’avons pas eu de contacts
ecclésiastiques avec l’Occident, si ce n’est avec les anglicans.
Lorsque, humble diacre, j’ai été élu métropolite de Corfou (1922),
dans mon diocèse je ma suis lié d’amitié avec les catholiques de l’île
et surtout avec leur archevêque, Leonard Printezi (†l940). Nous allions
nous promener ensemble. Et, lorsque les enfants venaient nous baiser la
main, je leur disais de baiser d’abord la sienne. Nous échangions fréquemment
des visites. Il y avait cieux riches orfèvres catholiques, qui étaient
en relations étroites avec moi. L’un avait pour épouse la tante d’un
prêtre orthodoxe. Il venait avec moi, lorsque je visitais les villages.
Et certains croyaient que j’en avais fait un orthodoxe. Je disais:
‘non, je ne veux pas le convertir; je préfère qu’il demeure
catholique’ pour prouver que je ne suis point fanatique et que je ne
fais pas de prosélytisme! Je nourrissais beaucoup de tendre amitié pour
les catholiques, mais aussi pour les protestants et pour les israélites
de Corfou. Les israélites ont donné une fois une réception en mon
honneur dans leur cercle. Et je leur ai parlé avec beaucoup de sympathie
de certains événements qui avaient entraîné des persécutions contre
eux, et j’ai condamné ces événements parce que c’étaient des événements
politiques. Et ils éprouvaient à mon égard une immense amitié.
Lorsqu’ils n’avaient pas de rabbin, c’était moi qui réglais leurs
problèmes administratifs. Ils me rendaient visite tous les samedis. La
rumeur s’est une fois répandue qu’un petit enfant grec avait disparu
et que c’étaient les juifs qui l’avaient enlevé! Toute leur
communauté a fermé ses magasins et ils se sont eux-mêmes enfermés
chez eux. J’ai immédiatement appelé le directeur de la police et
j’ai sévèrement attiré son attention sur la nécessité de retrouver
l’enfant à tout prix et de prévenir tout acte de violence, sinon je le
tiendrais pour personnellement responsable. J’ai pris ma canne et, en
compagnie d’un prêtre, je me suis rendu au quartier juif. J’ai
parcouru toutes ses rues. Effrayés, les gens sortaient tous à la fenêtre.
Je leur disais: ‘Ne craignez rien, je suis là pour vous, nul ne peut
vous faire du mal’. On a enfin decouvert l’enfant chez des parents,
dans un village de Corfou. Ainsi, lorsque j’ai quitté Corfou, les israélites
m’ont regretté, je crois, autant que les autres».
L’auteur:- «J’ai
lu, il y a quelques jours, un texte de vous prouvant que vous étiez
depuis longtemps résolu à poursuivre votre marche en avant. J’avoue
que j’ai été impressionné et ému par l’audace et la sincérité de
vos pensées, à une époque si lointaine et tellement dressée de préjugés.
C’était le discours que vous avez prononcé le jour de votre
intronisation à Corfou, le 2 mars 1923! Vous y disiez notamment: ‘Mais
il est survenu la division des Églises, il est survenu les grands
schismes, les déchirements au sein de l’Église, que le Christ avait
voulue une et indivisible. Il est survenu des événements, des troubles,
des bouleversements, au cours desquels l’Église n’a pas pu
malheureusement conserver le terrain acquis. Je ne crois pas que nous
devions dissimuler la vérité. L’Église, manifestant le grand
amour du Christ pour l’humanité, l’Église, Mère de tous les chrétiens
..., ange de paix, a souvent oublié tout cela; elle a engagé des combats
et attisé des haines et ouvert des abîmes et suscite des persécutions
et scandalisé la conscience des fidèles; elle a oublié les pauvres et
abandonné les malades et elle n’a pas visité ceux qui étaient en
prison’».
Le patriarche:-
«Lorsque je suis arrivé aux États-Unis, le 24 février 1931, j’ai dit
aux Grecs d’Amerique que j’étais venu pour me mettre de tout mon être
au service de la concorde et de l’union parmi eux. Je venais pour servir
non pas uniquement des groupes et des organisations mais aussi des
individus, car l’Église a pour mission d’être une mère pour tous73.
»Avant de quitter Athènes,
j’avais eu un entretien avec les journalistes et je leur avais déclaré
que mon unique désir était la pacification et la coopération dans
l’harmonie absolue.
»Les divisions
doivent disparaître pour toujours, parce qu’elles appartiennent à
d’autres époques. Tel était le contenu de ma prédication pendant
dix-huit ans aux États-Unis. Ce message a été d’abord entendu par les
Grecs, qui l’ont adopté. Il a ensuite atteint nos frères orthodoxes
des autres nationalités. Puis il a été entendu par les catholiques et
les protestants, avec qui j’avais d’excellents rapports. C’est une
grande force que l’amour!
»Je n’oublierai
jamais un événement qui s’est produit en toute innocence et tout à
fait impromptu; ainsi, d’ailleurs, que l’a montré l’accueil de
l’opinion publique, c’était une chose souhaitée de tous: un signe de
Dieu. En effet, à Boston, un banquet avait été organisé en été 1947,
pour y parler de la Grèce: L’archevêque catholique romain de Boston,
le regretté Richard James Cushing (1895-1970), devenu cardinal en 1958,
était au nombre des personnalités invitées. Lorsque nous nous sommes
rencontrés nous nous sommes donné l’accolade chrétienne tout-à-fait
spontanément devant tout le monde! Et un photographe a immortalisé cet
instant. Le lendemain, les trois mille journaux qui paraissaient alors en
Amérique publiaient la photographie avec cette legende: ‘La première
embrassade entre l’Orient et l’Occident’74. Et tout le
monde a fêté la chose comme un grand événement».
L’auteur:- «Les
Grecs d’Amérique ont, dès le début, entendu de vos
lèvres ‘des paroles
d’esprit éternel’. La Grèce a été privée de vous, mais l’Amérique,
puis l’univers, vous ont gagné.
»Elles me semblent
prophétiques, les paroles que vous avez dites à la IVe Assemblée du
Clergé et des Laïcs de votre Archevêche, la première de votre
pastorat, le l6 novembre 1931: ‘Il existe une force, qui pousse les Églises
vers l’unité d’action et d’espérance, une nouvelle conception de
l’Évangile, qui n’est pas seulement l’annonce du salut de
l’individu, mais aussi le message adressé à toute l’humanité et qui
suscite la nostalgie d’une nouvelle communion entre frères, la
nostalgie d’un appel nouveau en vue de servir et de nous sacrifier...
Nous croyons... être arrivés à un de ces instants sacrés où les temps
s’accomplissent et nous assistons, éblouis et reconnaissants, à une
nouvelle descente de forces divines dans nos âmes... L’humanité a
commencé a prendre conscience du fait qu’elle a un seul coeur’.
»C’était aussi
l’esprit du regretté cardinal Cushing. Cet infatigable pasteur, à la
pensée pratique et active, a été un courageux précurseur de l’idée
œcuménique, un intrépide disciple du mandat de conciliation donné par
le Christ. Dès 1944, en tant qu’archevêque de Boston, et même
auparavant, c’était un homme qui n’aimait pas les préjugés et les réticences;
il poursuivait son chemin avec une étrange intuition. Et il a réussi. Il
est devenu le ‘chercheur d’or’ de la coopération pour l’unité
des Églises, en Amérique, comme l’indique son fameux discours au
printemps de l963».
Le patriarche:-
«Les dix-huit ans que j’ai passés en Amérique ont été pour
moi une ascèse qui m’a préparé à mon nouveau ministère. Durant
toutes ces années, je n’ai rien fait d’autre que de rencontrer et que
de voir mes frères, comme je l’avais fait plusieurs années auparavant
à Monastir. Ce que j’ai dit, je l’ai laissé oralement dans le livre
de leur cœur, qui n’est exposé à aucune destruction.
»Lorsque j’ai été
élu ici, j’ai dit dans mon premier message aux orthodoxes, que ‘sans
retour à la religion de l’amour et du pardon, la paix ne pourra pas
regner’. C’est toujours là ma conviction et ma règle d’activité.
»Plusieurs de mes
amis, qui avaient des attaches avec les milieux catholiques d’Amérique,
voulaient que je passe par Rome avant de me rendre au Phanar. Mais je leur
ai dit: ‘Cela n’est pas possible. Des négociations sont nécessaires
avant que je puisse rendre visite au pape’. Il y avait alors beaucoup de
difficultés à surmonter. Je me suis contenté de ceci: lorsque je venais
ici avec l’avion personnel du president Truman et que nous survolions
Rome, j’étais assis à côté du pilote; je lui ai demandé s’il
pouvait faire un tour en survolant Rome: c’est ce qu’il a fait!».
L’auteur:-«Les
grands événements ecclésiastiques sont plutôt des œuvres
d’inspiration que de négociation. Ils sont d’abord conçus comme des
tressaillements mystiques pour prendre ensuite forme et se matérialiser
en réalités.
»Le message lancé
par vous d’ici, du Phanar, est devenu une cause sacrée pour l’univers
tout entier. Il est ainsi apparu une fois de plus combien cette place
ressemble à un lieu qui exprime, à travers une noble ancienneté, la
pensée la plus progressiste. De même qu’en Grande Bretagne, sous les
perruques et les robes de magistrat, se déploie l’esprit le plus avancé
de notre temps, au Phanar, sous les soutanes et les voiles des
couvre-chefs épanocalimafcho se manifeste la pensée
la plus moderne, la conscience rénovatrice qui sait assumer ses
responsabilités».
Le patriarche:-«Dès
mon arrivèe ici, j’ai demandé à avoir des relations officielles avec
la délégation du Vatican, dans notre ville. C’est le regretté André
Cassulo, qui était alors délégué apostolique75. Je lui ai
fait savoir que je désirais voir se poursuivre ce qui avait été si bien
commencé avant la guerre par Roncalli:
»Il a demandé des
instructions à Rome, parce que certaines réticences formulées par
le pape Pie XII étaient encore en vigueur.
»En janvier 1952, a
été publiée la troisième encyclique patriarcale sur le Mouvement œcuménique
(la première datait de 1902 et la deuxième de
1920) et j’ai saisi
cette occasion pour reprendre le contact avec l’Occident. Mais Mgr.
Cassulo voulait que l’entrevue eût lieu hors du Phanar. Il souhaitait
que je me trouve à Halki et que, lui, visitant l’école de théologie,
apprenne soi-disant que j’étais là et demande à me rendre visite.
J’ai répondu: ‘Je ne connais rien à la diplomatie et je ne suis pas
diplomate. S’il le désire, il peut venir ici, au Phanar, et je lui
rendrai sa visite, en personne, sans nul Protocole’.
»Il est venu et je
lui ai témoigné tout mon amour. Je lui ai rendu de grands honneurs et il
en a été très content. Quelques jours après, je lui ai fait savoir que
je désirais lui rendre sa visite à son propre siège. Cela l’a profondément
ému car c’était la première fois dans l’histoire qu’un patriarche
rendait sa visite au délégué apostolique.
»Je me suis rendu à
Pangalti; où il demeurait, et nous avons eu un très bon entretien, dans
une atmosphère vraiment chrétienne. Il était trés satisfait. À un
moment donné, il a voulu me montrer quelque chose dans sa bibliothéque,
un livre qui avait trait à l’objet de notre conversation. Lorsqu’il
s’est levé pour marcher, je l’ai vu trembler. Il était relativement
âgé et, bien entendu, je n’ai rien dit. Nous sommes ensuite allés a
une table voisine pour prendre une tasse de thé.
»J’ai vu son visage
troublé, mais j’ai attribué cela à l’emotion du moment.
Cependant, à peine eut-il pris une bouchée, qu’il perdit
connaissance. Nous étions seuls et j’ai été bouleversé. J’ai immédiatement
appelé son secrétaire et j’ai donne moi-même les premiers secours à
Mgr. Cassulo: transféré à l’hôpital, il n’a malheureusement pas pu
se remettre et il est décédé quelques jours plus tard. C’était une
âme bonne et honnête.
»Après cet événement
tragique, et jusqu’à l’accession de Jean XXIII au trône pontifical,
il n’y a pas eu d’évolution marquante dans les relations des deux Églises».
Voilà le contenu de
nos entretiens avec le patriarche, enregistrés sur bande magnétique.
Nous vivons à une époque
où «la main de Dieu» lève le rideau de son royaume. Des événements
de grande et de petite importance donnent rythme et
couleur à la symphonie de l’amour et de l’union.
Le père Pierre
Duprey, figure distinguée qui joua un rôle important dans la réconciliation
entre l’Orient et l’Occident, nous a raconté un fait caractéristique:
«Le 13 juillet 1967,
je téléphonais de Rome au Phanar, à Son Éminence le métropolite
Gabriel, de Cologne, pour lui dire que j’arriverais à Istanbul au début
de l’après-midi et que le Saint Père serait heureux si le patriarche
pouvait me recevoir le soir même. En effet, le soir, accueilli à
l’aerodrome, j’étais immédiatement conduit à l’école de théologie
de Halki, où le patriarche me recevait aussitôt. Durant le voyage,
j’avais longuement pensé à la joie que le patriarche éprouverait en
lisant le message dont j’étais le porteur, mais j’étais aussi
soucieux du choc qu’une telle nouvelle imprévue pourrait provoquer sur
lui. J’étais préoccupé : il fallait trouver une façon de le préparer
a cette nouvelle inattendue.
«A peine entré dans
le bureau du patriarche, et seul avec lui, il me prit dans ses bras et,
après m’avoir embrassé, me regarda de son regard à la fois si
profond, si bon, si interrogateur. Je lui dis alors: ‘Sainteté, chaque
fois que je viens à Istanbul et que j’y rencontre Votre Sainteté,
j’ai le cœur plein de joie, mais je dois avouer que je n’ai jamais eu
une joie aussi grande que celle qui me soulève aujourd’hui’. Je me
tus pendant bien trente secondes, tandis que le patriarche continuait à
me regarder, se demandant quelle pouvait bien être la raison de cette
joie, d’autant plus qu’il devait bien penser que ce n’etait pas pour
rien que le désir avait été exprimé qu’il me reçoive dès mon arrivée
à Istanbul. Après ces trente secondes qui me parurent très longues, je
continuai: ‘Votre Sainteté se souvient peut-être de la visite
que j’ai eu l’honneur de lui faire en décembre l963?’. Je me
tus de nouveau, sous le regard encore plus interrogateur du patriarche. Je
pensais qu’il devait se souvenir de cette visite: j’étais venu lui
dire que le Saint Père se rendait en pèlerin à Jerusalem et que, si
lui-même se trouvait à Jerusalem, en pèlerin, au même moment, le Saint
Père serait très heureux de pouvoir se rencontrer avec lui. Finalement
j’ajoutai: ‘Sainteté, je viens aujourd’hui pour quelque chose
d’analogue’. Le patriarche m’attira alors vers un fauteuil où il me
fit asseoir à côté de lui. J’ai eu l’impression qu’il pensait que
je venais lui parler du voyage qu’il projetait à Rome et dont il
m’avait souvent entretenu. Je lui remis alors le message dont j’étais
porteur: le patriarche le prit et se mit à lire. Je l’observais. Au fur
et à mesure qu’il parcourait les lignes du message, j’avais
l’impression que son visage devenait plus blanc encore. Il était
profondément ému. Il me dit: ‘Est-ce que je lis bien?’. Je lui répondis
en souriant: ‘Votre Sainteté d’habitude lit bien’: Le patriarche
acheva la lecture du message, le replia, le baisa et resta quelques
instants en silence, la tête dans les mains, puis il laissa déborder son
cœur dans une conversation toute spontanée. Je n’étais pas venu lui
parler de son projet de voyage à Rome, mais de la venue à Istanbul de
son frère; le pape Paul VI.
»Après une assez
longue conversation, le patriarche me garda à souper avec lui. La
nouvelle devait être gardée secréte jucsqu’au samedi l5 juillet. La
conversation dut donc changer dès que le patriarche eut quitté son
bureau pour rencontrer ses autres hôtes de ce soir. En arrivant vers eux
il leur dit: ‘Le père Pierre, désormais je ne l’appellerai plus
Pierre. Je l’appellerai Agathangélos, annonciateur de bonnes
nouvelles’. Tout le monde sourit.
»Durant le souper, le
conversation roula, par pur hasard, sur les papes qui, dans le passé, étaient
venus en visite à la Constantinople d’alors. Le métropolite
Chrysostome de Myra donnait des détails sur certaines de ces visites et
les transposait à ce que serait une telle visite à l’époque moderne.À
un moment donné, je me demandai comment il avait bien pu apprendre la
nouvelle. Je regardais le patriarche, le patriarche me
regardait, semblant se poser la même question. Mais c’était pur
hasard, et ce n’est que lorsque la nouvelle fut divulguée que le métropolite
se rendit compte de l’actualité de sa conversation durant ce souper du
l3 juillet l967, à Halki».
Voilà ce que nous a
dit le père Duprey.
Après la rencontre
historique au Phanar, en rentrant de l’aéroport le patriarche nous dit:
«C’est ainsi, mon
enfant, que viendra aussi le grand jour de l’union. Sans préparatifs.
Sais-tu pourquoi? Des milliers, des dizaines de milliers d’âmes
ont prié pour ce que nous venons de vivre. Et, maintenant, d’autres
millions d’âmes vont être encouragées à prier. Et Dieu répond, sans
tenir compte de nos calculs; Il nous prend toujours de court. Te serais-tu
jamais attendu à ce que le pape abolisse le protocole? Il y a des
concessions qui élèvent celui qui les consent. L’humilité déconcerte.
Et cet acte seul fait de lui un grand exégète de sa «primauté»; telle
qu’il l’avait dans l’Église primitive. As-tu entendu ce qu’il
m’a dit a l’aéroport? ‘Au revoir à Rome!’.
»Nous devons nous préparer
a lui rendre sa visite. Combien d’obstacles seculaires ne se sont-ils
pas évanouis en quelques heures... Te souviens-tu, hier soir, en l’église
du Saint-Esprit, quel évangile il a lu ? ‘Le Saint-Esprit que le Père
enverra en mon nom’. Crois-tu que ce soit par hasard qu’il l’ait
choisi? Que d’encre a coulé et quelle haine pour le filioque!
»L’amour est venu
et tout cède sur son passage.
»Je lui dirai à
Rome: ‘Pon Saint Frère, tout conduit un jour au Calice commun, puisque
l’amour de Dieu nous prend tellement par surprise. Si ce Calice, nous ne
le donnons pas nous-mêmes, lorsqu’il le faut, à nos fidèles, ils le
prendront sans notre autorisation, tout seuls et nous aurons alors des
comptes à rendre à Dieu et aux hommes’».
Voilà ce que nous dit
alors le patriarche. Mais la pensée du pape Paul VI suivait également un
chemin parallèle. Le mercredi 2 aout 1967, au cours d’une audience à
Castel Gandolfo, il déclara: «le premier qui éprouva de la joie pour
cette rencontre fut notre Seigneur qui est aux cieux. Nous devons, avant
toute autre chose, lui rendre grâce d’avoir, dans la grandeur de sa miséricorde,
fait de nous des témoins de ses miracles dans l’Église».
On prend conscience
dans le monde entier que le patriarche Athénagoras incarne, en
avant-coureur, l’aspiration de la chrétienté à l’amour et à la
paix. Chaque jour, il enrichit l’histoire de nouveaux actes hautement
significatifs. À son époque, l’invocation traditionnelle ‘pour
l’union de tous les hommes’ a acquis un poids qu’elle n’avait pas
autrefois. Et tout, jusqu’à ce jour, se déroule conformément à ses
prévisions, et contrairement aux affirmations de ceux qui s’étaient
montrés réticents.
Le patriarche donne
souvent l’impression d’avoir la vision d’une scène bouleversante,
une sorte de version nouvelle de celle de Dostoïevsky dans les «frères
Karamazov». Le Seigneur réapparaît sur terre et est arrêté par le
grand inquisiteur, cet apologiste de la violence et de
l’intolérance. Celui-ci jette le Christ en prison et vient
l’accuser, enveloppé dans sa noire soutane. ll lui dit: «Que
nous veux-tu, Fils de Dieu? Es-tu venu ici pour nous tourmenter avant le
temps?77. Τu pourrais toujours continuer parfaitement à tolérer
les divisions de Τon Église, puisque tu vois combien l’esprit de désunion
sert notre zèle de fanatiques, notre orgueil ecclésiastique (superbia
ecclesiastica) et la haine théologique (odium theologicum), au moyen
desquels nous ne manquons certes point de sauvegarder le trésor de Τa révélation
contre les hérétiques. De quel droit viens-Τu nous dénier le droit
d’exterminer les dissidents? En quoi Te gênent l’exaltation des
fautes, notre coquetterie, la vantardise que nous tirons des Pères?.
»Je ne permets le
liberalisme ni à Toi ni aux Pères de Τon Église. C’est à grand-
peine que je suis parvenu à les interpréter dans l’intérêt même de
l’ordre public ecclésiastique du Moyen Age et à les stéréotyper à
grand renfort de théologiens à courte vue.
»Quel but poursuis-Τu
maintenant avec tes courants nouveaux? Encore des Conciles et des
agitations? Nous répandons la panique devant le péril de l’œcuménisme,
nous parlons de trahison, etc., et Τu viens nous dénigrer, en enseignant
que là où l’amour est absent, Toi aussi, Τu es absent? Quelles sont
donc ces affirmations audacieuses de prière commune et de Calice commun.
Je suis horrifié à la pensée et à la vue de ces deux innovations
scandaleuses! Je vais ordonner des sermons contre elles!
»De quel droit
contestes-Τu mon zèle et Te révoltes-Τu contre moi? Je Τ’accuse de
renverser l’exactitude canonique et de tenter d’abolir la haine!».
Après avoir écouté
le long monologue du grand inquisiteur, le Christ se contente, en guise de
réponse et de châtiment, de l’approcher sans bruit et de baiser ses lèvres
livides!
Depuis lors, tout
inquisiteur ressent ce baiser comme un charbon ardent sur sa bouche.
Le patriarche Athénagoras
suit, en cela aussi, le Seigneur. Il donne l’accolade à tous les
hommes, parce qu’il croit que c’est le Christ lui-même qui a, le
premier, contresigné sa «grande idée» de l’amour et de la paix entre
les humains.
Depuis vingt-trois
ans, tel un nouveau Prométhée enchaîné, en un lieu difficilement
accessible, le quartier du Phanar, un creuset d’où jaillissent et s’
imposent les patriarches, il médite sur l’univers et il célèbre comme
à l’office le grand mystère de l’unité. Car, que peut-on attendre
d’un patriarche si ce n’est la garantie pour les hommes qu’ ils sont
tous frères entre eux et fils d’un même Père ?
Il nous dit: «N’attendez
pas que les autres vous comprennent. C’est vous qui devez manifester de
la compréhension à l’égard des autres. Ce n’est qu’avec le
cœur que des progrès seront accomplis dans le domaine de l’unité.
L’unité deviendra une réalité en une nouvelle Pentecôte. Les
fidèles doivent ‘ne pas se séparer et attendre ce que le Père a
promis’, demeurer dans l’expectative ‘tous, unanimes, assidus
à la prière et à la supplication’78».
Le grand ouvrage
dupatriarche Athénagoras c’est sa propre personne et c’est
l’ouvrage que nous laissent d’habitude ceux qui sont véritablement
grands!
PAUL VI
Le troisième envoyé,
le pape Paul VI79, est venu à l’ instant historique propice
des grandes surprises ecclésiastiques.
Le Saint-Esprit
s’est d’abord servi du pape Jean XXIII, jusqu’au point où il le
fallait, puis il a envoyé; pour successeur de saint Ambroise sur le trône
de Milan, Jean-Baptiste Montini, qui prendra le nom de
Paul VI, en vue de la tâche la plus difficile: poursuivre et réaliser le
renouveau de l’Église dans la foi, l’espérance et l’amour.
Le pape Paul VI est né
dans un milieu inspire du désir de servir la cause publique et les bonnes
œuvres de l’Église. Son père, Georges Pontini, était journaliste éminent,
éditeur, député et president de l’Union électorale italienne,
professant des principes pour la démocratie et le progrès. ‘Je dois à
mon père, a dit le pape, en même temps que ma vie physique, une grande,
une très grande partie de ma vie spirituelle’80. Sa mère,
Judith née Alghisi, était présidente des femmes de l’Action
catholique de Brescia et se distinguait par la délicatesse de ses
sentiments, sa piété agissante, mais aussi son dévouement aux œuvres
charitables. Ses parents étaient tellement unis qu’ils se sont suivis
l’un l’autre de très près dans la mort, en l943. Son frère aîné,
Louis, se distingue dans la vie politique, comme sénateur, et dans les œuvres
chrétiennes; et son frère cadet, François, a été un médecin dévoué
à ses malades et aux œuvres de charité, jusqu’ à sa mort, en 1971.
Lorsque le pape Pie
XII a reçu en audience privée, en 1940, Georges et Judith Montini, il
leur a dit: «Vous avez donné a l’Église un homme doué de nombreuses
qualités et cela à un degré exceptionnel. Il nous est très
cher et très precieux. Vous ne pouvez pas vous imaginer quelle sera sa
valeur pour tous, durant les années qui viennent»8l. C’était
une affirmation prophétique de l’avenir pastoral de Mgr. Jean-Baptiste
Montini ‘au nom du Seigneur’.
Durant trente années
entières (1924-1954) le futur Paul VI servit dans divers départements du
Secrétariat du Vatican; il eut ainsi la possibilité d’étudier
les gens et les choses et d’enregistrer le souffle des vents de
chaque époque et de se façonner une conscience ecclésiastique
lumineuse, celle d’un prélat à la hauteur de notre temps.
Son envergure
d’esprit apparaît dans les rares textes des discours prononcés
lorsqu’il occupait un poste lourd de responsabilités au Vatican, parce
qu’«il savait davantage écouter que parler», comme disait de lui le
cardinal Gibbons, une figure ecclesiastique hors-pair.
À l’occasion
de l’année sainte de 1950, il donna une conférence au
palais Ruspoli (27 mai 1949) sur l’importance de cette célébration
pour la fraternité entre peuples. Il dit alors notamment:
«L’année
sainte constitue un effort et un appel qui passe sur le
monde (...) c’est tout un mouvement de conscience qui
s’affirme dans le monde.
»Il se peut que
toutes les Églises ne voient pas et ne ressentent pas que l’Église est
une et doit être une et que, sur ce point, il ne peut y avoir aucune équivoque.
»Je me souviens que,
il y a quelque temps, un protestant honnête mais tenace me racontait,
avec stupeur et avec joie, tandis que je l’écoutais avec respect, la réunion
des divers représentants des Églises séparées qui avait eu lieu
quelques mois auparavant.‘Dans l’église Saint-Pierre de Genève (une
très belle église autrefois catholique, qui a tout conservé, sauf le chœur
et l’autel) se rassemblèrent les délégations de très
nombreuses Églises separées. Si vous saviez, me
disait-il, comme c’était beau d’entendre d’un côté
une prière en langue slave, tandis que d’autres répondaient en anglais
! Et puis, il y en eut qui chantèrent en français; l’un se mit à lire
la Bible en allemand et un autre entonna un chant en langue
orientale. C’était si beau, c’était si beau!’
»À un certain
moment, je l’interrompis pour lui faire observer: ‘Mais, Monsieur,
cela est catholique!».
Une personnalité
connue pour sa foi chrétienne et son talent littéraire, Jean Guitton, de
l’Academie Française, avait eu, le 8 septembre 1950, un premier
entretien avec Mgr. Jean Montini, dont le contenu a été publié dans ses
«Dialogues avec Paul VI»82.
Guitton écrit: «La
conversation commença à propos de ce qu’on appelle maintenant «d’œcuménisme».
Je racontai à Mgr.Montini que, depuis ma jeunesse, je m’étais
occupé de l’union des Églises et que j’avais connu lord
Halifax et le cardinal Mercier pendant les conversations de Malines. Il
repondit:
»‘C’est le grand
désir du Saint-Siège qu’il y ait des relations de ce genre, des
conversations entre les catholiques et les non-catholiques. Si, parfois,
nous avons paru nous y opposer, c’est que ces dialogues83,
ou plutôt ces ‘colloques’, exigent que les catholiques soient représentés
par des compétences. Vous comprenez que si des interlocuteurs incompétents,
dans de telles conversations, énoncent je ne dis pas des erreurs, mais
seulement des inexactitudes sur notre foi84, l’inconvénient
n’est pas minime. C’est ce qui vous explique la discipline actuelle du
Saint-Office, et particulièrement le décret récent sur les relations
entre les catholiques et les non-catholiques, où il est demandé un contrôle
des évêque. Mais la méthode n’est pas condamnée. Elle est bonne. Je
dirais même qu’elle est excellente en elle-même(...). Je me souviens,
de ce geste symbolique et si beau85: le cardinal mourant qui
remet a lord Halifax, le noble anglican, son anneau pastoral. C’est un
symbole sublime».
Mgr. Jean Montini
avait pressenti le nouvel esprit de droiture et de largeur de vues, qui
unirait les chrétiens au cours des dernières années et il avait le
regard fixé sur les nouvelles formes de rapports, car il se rendait
compte de la venue d’une contestation prométhéenne pour toute
conception concernant l’Église, conception étroite et digne du Moyen
Age.
Le 12 décembre 1954
il est sacré évêque à l’autel de la cathedra de
l’église de Saint-Pierre de Rome. Il reçoit l’épiscopat
devant un symbole d’universalité des sièges apostoliques: un trône
épiscopal de la Rome ancienne qui s’insère dans un ensemble
sculptural de Bernini et s’appuie sur quatre Pères de la chrétienté
unie: saint Athanase le Grand, saint Ambroise, saint Jean Chrysostome et
saint Augustin.
Il s’agenouille à
l’endroit où se sont tenus de grands papes, champions de
l’Orthodoxie, comme saint Sylvestre (314-335), saint Celestin (422-432),
saint Léon le Grand (440-467), saint Grégoire le Grand (590-604) et
d’autres, dont les souvenirs constituent une énorme expérience de
responsabilité une conscience d’un héritage en plein mouvement et révèlent
des mondes d’unité, de reconnaissance volontaire d’honneur et de
pouvoir, d’un témoignage libre et non forcé d’universalité, de
sainteté d’une grande beauté.
Ces souvenirs attirent
le nouvel archevêque de Milan qui, des son intronisation (6 janvier
1955), est accueilli par les fidèles de son Archevêché à la cathédrale
avec l’inscription: Dignus es, justus es (Johannes Baptista Montini)
papa tu eris.
De son trône, il
passe en revue les injustices humaines et les agitations sociales et il
descend jusqu’à la réalité des pauvres et de ceux qui «ont faim de
justice», sans crainte d’être mal interprété ou dénigré.
Il s’est dit: «À
quoi sert de prêcher l’amour si on ne l’accompagne pas
d’actes de solidarité, d’affection pour nos frères? La faim, les
privations et l’amertume sons les meilleurs alliés de la barbarie à
toutes les époques. Les hommes ne trouvent de satisfaction qu’à la Cène
du christianisme véritable».
Au-delà de la faim
matérielle, ce qui le préoccupe profondément c’est le rassasiement de
tous ceux qui ont faim, d’une façon ou d’une autre, d’une
nourriture nécessaire et essentielle à l’humanité d’aujourd’hui.
Il estime que ce n’est pas l’homme qui a été fait pour l’Église,
mais l’Église pour l’homme. Aussi celle-ci doit-elle, en Église
militante avoir soin de ne pas être conquise de l’intérieur,
passer à l’action et se sentir solidaire de la vie contemporaine qui va
constamment de l’avant.
L’Église est un «événement» qui se perpétue dans le présent, qui
n’appartient point au passé, puisque son Esprit est «parlant en
langues» et «agissant» et non point muet, ni stagnant. Sa vie est fondée
sur la solidarité de ses membres et non pas sur leur séparation étanche,
qui conduit à la mort. Et le mouvement de la société des fidèles, dans
le temps qui s’écoule sans arrêt, crée des problèmes difficiles de réconciliation
entre les nouvelles formes de la vie et ses cristallisations antérieures;
ce mouvement impose la nécessité du consentement et de l’accord de la
conscience collective de l’Église, conscience à laquelle l’acte
apostolique a donné une forme par l’institution des Conciles.
Un concile n’est pas
une quelconque assemblée parlementaire concernant les régimes des choses
de ce monde, il n’est pas un pieux consistoire de pure forme visant à
sauvegarder des formes établies de vie ecclésiastique; c’est un
souffle nouveau de ferme assurance et de présence charismatiques,
analogue à l’événement de la Pentecôte!
C’est avec cette
vision que Jean XXIII avait mis en marche Vatican II, vision que
partageait Mgr. Jean Montini, qui fut le premier à être élevé à la
dignité de cardinal après l’élection du nouveau page (l958).
Le pape Jean XXIII a
voulu le Concile, «pour que l’Église s’épanouisse de nouveau avec
une vie juvénile, une foi et une espérance plus fermes et un amour plus
ardent»86. Sa procédure se déroule ainsi, dès le début,
dans une nouvelle perspective. Les évêques, de toute race et de toute
langue, se croisent autour du tombeau du coryphée Pierre. Ils ressentent
les battements de cœur de leurs frères, ils échangent leurs expériences
pastorales, ils font personnellement connaissance et, surtout, ils
expriment, avec le sens de toute leur responsabilité, la conscience épiscopale
universelle, dans un climat de ‘sainte liberté’, avec un courage, une
profonde connaissance des problèmes, un équilibre qui éloignent, dès
la première tentative, tout despotisme de doctrine théologique,
empreintre de conservatisme stérile, déplacé et dangereux pour
l’avenir de l’Évangile sur la terre. Les fruits de la première période
(11 octobre - 8 décembre l962) sont deux textes fondamentaux, concernant
le renouveau liturgique et la révélation divine. Ce n’est pas au
hasard que les sujets traités ont été choisis. Le débat, à leur
propos, a permis de mettre publiquement en valeur l’opinion conciliaire
et le sens des responsabilités pastorales de ceux qui allaient être
appelés un jour à assumer des dignités suprêmes. Et ce jour est arrivé
quelques mois plus tard, avec la mort de Jean XXIII, dont le pontificat
avait duré quatre ans et sept mois.
Vatican II a été,
avant et après, la grande épreuve du successeur de Jean XXIII. Avant
l’élection du nouveau pape, le Consile fut comme un stade où les
capacités d’athlète du Christ du futur Paul VI ont été soupesées;
on peut dire ainsi que, avant le Conclave, le concile contribua
indirectement à cette élection.
Après l’élection,
le Concile a continué d’être, en quelque sorte, une assemblée où
l’on estima l’endurance de Paul VI dans un combat multiple, associant
d’anciens et de nouveaux mode de lutte. Sa marche victorieuse vers
l’objectif, la ‘nouvelle Pentecôte’, exige des angoisses, réclame
une grande concentration intérieure, une capacité de commandement et la
faculté de peser, avec sang-froid et sérénité, l’héritage du passé
et la brûlante réalité: Jamais auparavant dans l’histoire, l’élection
d’un pape n’avait eu une aussi grande importance, en pleine période
d’une évolution conciliaire. Or, le pape Jean XXIII, en sage précurseur,
avait prévu cela et avait ouvert la voie à son successeur en élevant
Mgr. Jean Montini à la dignité de cardinal, parce qu’il ne voulait pas
que sa mort fût aussi la mort du dialogue avec tous les hommes de notre
temps, pour la fraternité, la paix et la justice.
L’affliction
mondiale causée par le décès du «bon pêcheur dans toutes les eaux»,
que fut le pape Jean XXIII, est suivie d’une allégresse universelle
parce qu’il a été trouvé, conformément aux aspirations du clergé et
du peuple, un nouveau pêcheur, qui a vu Dieu, afin d’assurer la sortie
vers l’Église future.
Le grand instant
arrive: 21 juin 1963, 11 h. 22.
Le cardinal
archidiacre, du haut de la ‘loggia’ des bénédictions papales,
apporte la ‘bonne nouvelle’ de l’election du 263e successeur
de saint Pierre.
‘Annuntio vobis
gaudium magnum : Habemus papam !
Eminentissimum
ac reverendissimum dominum cardinalem Johannem Baptistam
Montini, qui sibi imposuit nomen Paulus Sextus’.
Des vivats et des
acclamations enthousiastes ont fait trembler le ciel de Rome. «Viva il
papa». Et lorsque, à 12h.30, le pape nouvellement élu eut donné sa
première benediction urbi et orbi,la nouvelle de cet excellent
choix pour le trône de Rome fit le tour du monde; et l’humanité entière
devina les dispositions du nouveau pape au nom qu’il avait choisi ,le
nom de saint Paul, l’Apôtre des Gentils, promoteur de l’universalité
qui continue d’émouvoir tellement toute la chrétienté.
À l’âge de 66 ans,
le pape Paul VI inaugure son sacerdoce «au nom du Seigneur».
C’est un sacerdoce
ardu et dangereux. Ardu, parce qu’il est plus difficile de continuer une
tâche et de la mener à bout, que de l’entreprendre soi-même.
Dangereux, parce qu’il coïncide avec une profonde transformation dans
la vie de l’humanité, une vie qui va de l’avant, libre dentraves et
que rien ne saurait arrêter.
Le nouvel «élu» qui
vient d’assumer la responsabilité apostolique, tel ,un autre grand prêtre
Simon, ‘se tient debout près du foyer de l’autel ses frères en
couronne autour de lui87’ de Vatican II, à l’heure
tragique du tremblement de terre où «de rideau du temple se déchira en
deux»88, pour révéler la voie intérieure de l’Orthodoxie
et de la Catholicité.
Ayant reçu la grâce
d’une spiritualité secrète du cœur et de l’esprit, Paul VI tâche
de scruter les voies de «Celui qui vient».
Il lui demande discrètement:
‘Quo vadis Domine?’
Et
il accompagne cette apostrophe scrutatrice d’une affirmation qui
ressemble à une nouvelle «confession de Pierre».
«Seigneur, si Τu vas
vers tes frères qui souffrent, qui ont faim, qui sont victimes de
l’injustice, je parcourrai toute la terre pour leur venir en aide. Si Τu
ouvres la voie pour la communion entre tous les chrétiens et les hommes
de la terre, je m’empresse de suivre ta volonté. Si Τu veux le vin de
l’Évangile dans de nouvelles outres, ‘pour qu’une nouvelle vigueur
spirituelle soit donnée a Τon Corps mystique’89 je suis Τon
serviteur empressé. Je n’oublie pas Tes paroles: ‘Je ne suis pas venu
pour être servi, mais pour servir’90 et je veux accroître
l’esprit et la vérité du sacerdoce».
C’est sur cette
confession interrogative que le pape établit le témoignage réel de sa
vocation; d’une vocation qui lui fait vivre le mystère de l’apostolat
du premier évêque de la chrétienté, avec les dimensions de, la
‘creation nouvelle’ dans le Christ et du ‘ministère de la réconciliation’91
La ‘creation
nouvelle’ du ministère est le grand privilege de l’apostolat.
L’inertie de ‘vétusté’, élevée comme une clôture de sécurité
autour de l’apostolat, était la trouvaille d’un immobilisme empreint
de narcissisme qui porte la contradiction à Celui qui ‘fait l’univers
nouveau’92. De siècle en siècle et de génération en génération,
le Christ effectue la rédemtion avec le nouveau93. Sa doctrine
est nouvelle à toutes les époques. Le commandement de ‘son amour est
nouveau à chaque instant. La coupe de Son Sang est nouvelle à travers
les siècles.
La ‘creation
nouvelle’ du ministère est une marche continue, dynnamique, juvénile
qui ne vieillit jamais. Elle se mesure avec la réalité. Elle interprète
la physionomie des «événements à venir» et prépare leur venue dans
le temps. Elle clarifie, scrute et illumine la conscience épiscopale.
Mais, pour la vivre, il faut avoir une stature spirituelle à la hauteur.
Et Paul VI a vraiment cette stature lorsqu’il écrit que «son programme
est axé sur l’aggiornamento, qui vise à promouvoir la
vitalité toujours renaissante de l’Église, sa capacité toujours
vigilante de méditer les signes des temps et sa souplesse toujours juvénile
qui lui permet de ‘tout vérifier et de retenir ce qui est bon’94,
‘partout et toujours’95. La ‘creation nouvelle’ du
ministère conduit Paul VI à retablir la dignité épiscopale dans les
limites que tolère notre époque. Il considère, comme le Christ, que
l’«habit médiéval», la «grandiloquence ecclésiastique autour du
christianisme», le culte outrancier de la Tradition «ne sont plus bons
à rien q’u’à être jetés dehors et foulés aux pieds par les gens»96.
L’évêque n’est point un ‘trésorier’. Il est ‘le gardien
vigilant à la proue du navire, qui n’écoute que les paroles du
commandant’97. Il est l’«œil» de l’Église98
qui surveille devant lui et autour de lui sans œillères et qui «incite
le peuple à persévérer dans l’Église». Son attachement à la
Tradition ne signifie point qu’il jette l’ancre dans la lagune du passé
et qu’il se refuse à avancer. La Tradition n’est pas un sermon
d’inertie, ni une barricade réactionnaire; c’est un facteur de progrés
positif, de progrés raisonnable, équilibré, adapté à la réalité. Le
pape a compris cette vérité et ne tolère pas de lacunes qui seraient
comblées par des dispositions anormales.
La ‘creation
nouvelle’ du ministère fait mouvoir le pape dans le monde entier, afin
qu’il détecte et évalue les aspirations et les espérances
spirituelles de l’humanité, ses angoisses et ses oppositions, avec une
sensibilité inquiète.
Paul VI devient le
pape de l’inquiétude, celui qui, dans l’anxiété, lutte pour le
calme et la paix.
Dès ses premiers pas
de pasteur, Paul VI offre la «reconciliation» dans trois directions. À
ceux qui ont perdu le goût du divin et le sens de la valeur ontologique
de l’homme. À ceux qui, pour s’élever jusqu’au ciel, suivent une
voie différente. À ceux qui sont liés à lui en apprentis du même
Christ, mais qui présentent une certaine différence quant au témoignage
ou à l’expression de leur foi.
Dans le message
qu’il adresse aux fidèles dès son élection, il dit: «Nous ouvrons
les bras à tous ceux qui s’honorent du nom du Christ; nous les appelons
du doux nom de frères (22 juin 1963)». À ses premiers visiteurs étrangers,
qui étaient, par une coïncidence frappante, des Grecs orthodoxes de l’Épire,
il dit: «Ne sommes-nous pas tous, d’une façon ou d’une autre,
élèves de la Grèce? Ne portons-nous pas tous le sceau de son histoire,
de sa langue, de sa façon de penser et de son art? Ses saints, sa pensée
patristique, son expression liturgique sont honorés dans tout le monde
chrétien (...) Nous sommes persuadé que votre regard a pénétré
jusqu’au cœur de Rome et que vous y avez découvert une grande, une
admirable harmonie avec votre propre cœur, avec votre foi dans le Christ».99
La présence
d’observateurs à la seconde periode de Vatican II donne au nouveau pape
l’occasion de leur montrer ses horizons grands ouverts. Lors de sa première
rencontre avec eux, illeur dit: «Vous êtes venus pour que nous nous
rapprochions, pour que nous nous rencontrions, pour que nous nous
saluions, pour que nous conversions. Quoi de plus simple, de plus naturel,
de plus humain? Mais il se passe ici quelque chose de plus: nous nous écoutons
les uns les autres, nous prions les uns pour les autres et, après tant de
siècles de séparation, après une polémique si douloureuse, nous
recommençons à nous aimer les uns les autres (...) Soyez convaincus de
notre respect et de notre considération, ainsi que de notre désir
d’avoir avec vous d’excellents contacts dans le Christ. Notre attitude
ne dissimule aucun piège. Nous ne cherchons pas à cacher les difficultés
qui se dressent sur la route vers une entente parfaite et définitive.
Nous ne craignons ni la délicatesse des discussions ni la souffrance de
l’attente. Nous offrons pour bases de nos entretiens la bonne foi et
l’amour. Que l’espérance soit notre guide; la prière, notre force;
l’amour, notre méthode au service de la vérité divine qui constitue
notre foi et notre salut».100
À d’autres
occasions, le pape ajouta: «La compréhension mutuelle est un signe que
le Saint-Esprit travaille spécialement dans l’esprit et dans le cœr de
ceux qui portent le nom glorieux de Jésus-Christ (...). Le fait que tant
d’initiatives ont déjà été prises à l’égard des divisions est
une source de joie et de consolation101.
»Rappelons qu’il ne
saurait y avoir d’œcuménisme véritable et efficace sans renaissance
spirituelle et morale, intérieure et extérieure, chez quiconque s’intéresse
au mouvement de l’unité des chrétiens. Sous cet aspect pratique également,
l’œcuménisme se présente comme un problème de fidélité à la
vocation chrétienne»102.
Pour le pape Paul VI,
l’amour chrétien n’est pas une bonté passive, mais une préoccupation
vigilante, militante, active et agissante. Aussi se demande-t-il: «Amour,
amour, ton heure serait-elle venue ? Veillons à nous montrer dignes
de la préparation de ses voies. Prions, aimons, travaillons; afin que
l’amour soit dans nos cœurs et que puisse s’accomplir le miracle de
son triomphe»103.
En août 1965, un représentant
de la Radiodiffusion -télévision française a rendu visite au patriarche
Athénagoras et lui a demandé comment il voyait le pape Paul VI. Et
nous avons entendu le patriarche lui répondre, avec la sincérité et la
droiture qu’on lui connaît: «Lorsque nous parlons de Paul VI, nous ne
pouvons pas ne pas nous rémémorer ce que disait, il y a l7 sieclès, le
grand évêque Cyprien de Carthage: ‘Je suis chrétien et évêque’.
Paul VI se tient précisément sur ces fondements de sa double
responsabilité, en tant que chrétien et en tant qu’évêque. En tant
que chrétien,, il ressent une angoisse très justifiée devant les périls
qui menacent la paix et l’équilibre instable des choses de la vie. En
tant qu’évêque, Paul VI est possédé par une admirable disposition,
non seulement à poursuivre la tâche pleine de responsabilités qui
consiste a promouvoir la renaissance intérieure et la modernisation des
esprits dans l’Église d’Occident, mais aussi à intensifier
l’effort incomparable tendant à retablir l’unité de l’Église ébranlée
depuis des siècles. Plus particulièrement, en tant qu’évêque de
l’ancienne Rome, tout en proclamant son désir de voir réparer les
erreurs d’hier et substituer aux préjugés erronés du passé des
sentiments conformes à la volonté du Seigneur et aux exigences de notre
temps, il avance fermement dans l’œcuménisme, vers la rencontre
vraiment inter-chrétienne et vers le dialogue positif et multilatéral.
»Tout cela
-poursuivit le patriarche- prouve que l’Église n’est pas une
institution statique, mais qu’elle est le ‘Corps du Christ’, vivant
et dynamique; et que ceux qui président aux destinées de la chrétienté
ne peuvent pas rester immobiles dans les tranchées d’hier, mais doivent
devenir d’audacieux combattants aux postes avancés du dessein éternel
et inaltérable de Dieu, qui est amour, édification et unité.
»Lorsque mon frère
en Jésus, le pape Paul VI, a assumé de poursuivre la tâche bénie
de son prédécesseur Jean XXIII, avec courage et résolution,
il est devenu manifeste que le monde chrétien entrait vraiment dans une
ère nouvelle. Les événements si nombreux qui se sont ensuivis
constituent désormais un trésor de l’histoire commune de l’Église.
»Deja, les deux Églises
sœurs, dans une communion et avec un contact plus larges avec les autres
Églises du Christ, se trouvent maintenant dans l’étape des
‘preparatifs’ et, ayant pour emblème ‘la charité sans
feinte’, comme disait saint Paul aux Romains, elles avancent sur la voie
de leur Seigneur».
Si, à part le
patriarche, il existe un prélat orthodoxe qui puisse parler du pape Paul
VI, pour l’avoir rencontré quatorze fois jusqu’à présent, c’est
assurément le métropolite Meliton de Chalcédoine. Au cours d’un
entretien, il nous a confié: «Durant les fréquentes audiences qui
m’ont été accordées par S.S. le pape Paul VI, ce qui m’a fait une
impression particulière, constamment renforcée, c’est d’abord la
spiritualité de sa personnalité, ensuite la sincerité de ses intentions
et enfin son inlassable effort de comprendre les autres.
»Dieu et l’histoire
lui ont réservé une mission très ardue, qui consiste à équilibrer le
lourd héritage de Rome avec les exigences angoissées de notre temps.
»On a dit du pape
Jean XXIII qu’il avait eu le privilege et de concevoir l’idée de la
convocation de Vatican II et de l’avoir convoqué, mais aussi d’avoir
orienté l’Église catholique romaine vers l’œcuménisme.
»On peut dire sans hésiter
que le pape Paul VI, lui, a eu la très lourde tâche de conduire les
travaux de Vatican II et de demeurer conséquent, avec constance, à
l’orientation vers l’œcuménisme et au service de l’unité chrétienne
comme aussi de s’attacher à la solution des deux autres problèmes
mondiaux, d’importance capitale, à savoir celui de la paix et celui du
développement.
»J’ai jusqu’ici
rencontré Sa Sainteté quatorze fois et nos entretiens particuliers ont
toujours été empreints de respect mutuel, de loyauté et de sincérité.
Il y avait encore quelque chose d’autre: une atmosphère de confiante
familiarité telle qu’elle n’existait peut-être pas même
à l’époque où il y avait bien une totale communion entre l’Orient
et l’Occident, mais où l’amour chrétien avait depuis longtemps
disparu. J’ai relevé cela à Sa Sainteté au cours d’un de nos
entretiens. Et Sa Sainteté s’est empressée d’en convenir: Car nous
ne devons pas oublier cette vérité historique: l’ébranlement de la
concorde fraternelle a aggravé et accentué les divergences qui
existaient déjà depuis plusieurs siècles sans que personne n’en fût
gêné. La communion concernant les sept sacrements subsistait entre
l’Orient et l’Occident, même lorsque existaient toutes ces
controverses théologiques: nous avons fait appel à ces divergences plus
fortement lorsque la confiance réciproque a fait défaut.
»La valeur du progrès
enregistré consiste aujourd’hui en ceci: que l’on a compris de part
et d’autre que nous ne saurions confesser la Sainte-Trinité, en
communauté d’esprit, si, d’abord, nous ne nous aimons pas les uns les
autres. C’est ainsi qu’a été retabli, en l’espace d’une dizaine
d’années, l’elément essentiel de la cause sacrée de la reprise de
contact entre les deux Églises, à savoir l’amour. En nous aimant les
uns les autres et en conversant dans l’amour, nous faisons de la théologie
véritable, ou, plutôt, nous exhaussons l’édifice théologique.
»Je vais terminer ce
récit de mon expérience personnelle avec un extrait de la réponse de
S.S. le pape Paul VI à l’allocution que je lui avais adressée à
l’issue de la cérémonie de la levée des anathèmes, qui s’était déroulée,
le 7 decembre 1965, en la basilique de Saint-Pierre. S’adressant à la délégation
du Patriarcat œcuménique dans la salle «dei paramenti», le pape a dit,
entre autres: ‘Quelqu’un s’adressa une fois à un sage grec et lui
demanda de lui enseigner, contre n’importe quel prix, l’art de se
souvenir. Et le sage grec lui répondit qu’il était disposé à lui
offrir le double d’une telle récompense si l’autre pouvait lui
enseigner l’art d’oublier’.
»Et Sa Sainteté a
poursuivi en soulignant que ‘la levée des anathèmes était un acte
d’oubli d’un instant malheureux de l’histoire’.
»Si nous avons
conscience de l’universalité de l’Église», a conclu le métropolite
Méliton, «nous devons nous tenir, devant Dieu, avec respect, avec une
humilité extrême et, en Lui rendant grâce, reconnaître l’insigne
valeur du don qu’ll nous fait aujourd’hui, à nous chrétiens, pour
l’unité de Son Église».
Il ne fait aucun doute
que le fait d’avoir conscience des dimensions de la ‘reconciliation’
ouvre la voie du pardon, de l’indulgence, de la confiance, de
l’humilité. Saint Paul, l’Apôtre de la ‘reconciliation’ nous
commande: «Par la charité, mettez-vous au service les uns des autres».l04
Et saint Jean Chrysostome commente ce passage en nous recommandant: «Comme
vous vous étiez divisés parce que vous aviez pensé vous soumettre les
uns les autres, ainsi mettez-vous désormais au service les uns des
autres. C’est de cette façon que vous vous unirez de nouveau».
L’ardeur de l’amour dissipe, plus que le feu, toute espèce
d’arrogance et de démence. C’est pourquoi saint Paul n’a pas dit
simplement ‘aimez-vous les uns les autres’, mais «Par la charité,
mettez-vous au service les uns des autres», afin de mettre l’accent sur
l’obligation de l’amourl05.
Nous avons nous-même
vu revivre l’esprit de cette mise au service des uns aux autres, lors
d’un événement mineur mais bouleversant, dont le patriarche nous a
fait le récit.
Le 28 octobre l967, au
début de l’apres-midi, le patriarche Athénagoras quitte Rome par
avion. Nous nous trouvons entre ciel et terre, en direction de Zurich. Le
patriarche est assis devant un crucifix du XVIIe siècle. Il tient dans
les mains un livre du cardinal Bea, que celui-ci lui avait
offert au moment des adieux. Tantôt il jette un coup d’oeil sur le
livre et tantôt il se plonge dans la méditation. Comme nous nous étions
levé, le patriarche nous fait signe de nous asseoir à côté de lui. Son
regard profond, brillant d’un éclat supra-terrestre, est immobile,
comme s’il ne voulait pas se détacher d’une vision tout à fait
insolite. Nous nous taisons respectueusement, en attendant que le
patriarche s’explique. Il se tourne soudain pour nous dire: «L’épilogue
de la visite, auquel vous n’avez pas assisté, était quelque chose qui
dépassait mon entendement. Nous avons vécu un nouveau miracle d’Emmaüs».
Après quelques secondes de silence, le patriarche poursuivit: «Lorsque
vous avez quitté la bibliotheque du pape, après l’entrevue
des adieux, nous sommes montés dans ses appartements privés a l’étage
supérieur. Nous avons utilisé un ascenseur tapissé de rouge, où
seul le pape peut entrer. C’est la première fois que le pape montait
dans ses appartements avec d’autres personnes, hormis son secrétaire,
comme je l’ai appris par la suite. Sont ensuite montés avec
l’ascenseur le cardinal Bea, le métropolite Méliton et Mgr. Macchi,
secrétaire patriculier du pape. Nous avons traversé un hall et nous
sommes entrés, en causant, dans une grande salle où il y avait un
bureau. Au cours de notre conversation je dis au pape: ‘Montrez-moi la
fenêtre d’où vous apparaissez au peuple pour lui donner votre bénédiction,
parce que je veux être par la pensée a vos cotés lorsque vous vous
tenez là’. Le pape m’a pris par la main et m’y a conduit. A
un moment donné, il se tourne vers le cardinal Bea et lui demande: ‘êtes-vous
jamais venu ici?’. Le cardinal répondit: ‘Une seule fois, pour
recevoir la confession de Pie XII’. De là, nous sommes passés dans la
chapelle privée du pape pour une prière brève et silencieuse. Le pape
m’a ensuite montré, sur l’autel un relief en bronze représentant
notre rencontre à Jérusalem. J’ai été très touché des
paroles affectueuses qu’il a trouvées pour commenter cet événement
historique.
»De la chapelle, nous
nous sommes rendus dans un petit salon où il y avait quatre fauteuils.
Nous nous sommes assis quelques minutes et nous avons causé avec beaucoup
d’affection et de cordialité. Entre frères, il n’y a pas de
Protocole, mais seulement la simplicité de pensée et d’expression. À
un certain moment, je dis au pape: ‘Saint Frère, j’apprends que Votre
chère Sainteté ne se promène pas dans les jardins du Vatican. Nous
lisons que vous travaillez trop, que vous mangez peu et que vous dormez
trop peu. Je vous supplie, pour le bien de l’Église et pour la cause
sacrée de l’unité, de modifier un peu votre genre de vie. Il vous
faudrait un peut de promenade, un peu moins de travail, un peu plus de
nourriture et de sommeil. Je suis d’un âge avancé et les vieillards
doivent être parfois écoutés’. Avec l’amabilité et la
douceur qui lui sont caractéristiques, le pape m’a écouté
attentivement et, avec un sourire discret, il m’a fait comprendre
qu’il n’avait pas d’objection à faire.
»On nous a bientôt
annoncé que nous pouvions passer dans la salle à manger. Le pape ne peut
prendre de repas en commun avec personne, pas même avec ses propres
parents. Un Protocole séculaire était maintenant aboli ainsi. Entre frères
dans le Christ, il n’y a pas de Protocole. Il y a l’amour, l’humilité,
la simplicité. Il y a le Christ.
»Dès l’instant où
nous nous sommes levés pour passer dans la salle à manger, le pape
s’est comporté en véritable amphitryon. Je suis passé le
premier, en dépit de mes objections, puis sont entrés le cardinal Bea,
le métropolite Meliton et le pape, en dernier; nous étions ses hôtes.
Au centre de la salle à manger il y avait une table ronde. La nappe, les
serviettes et l’argenterie portaient les armoiries pontificales. Nous
nous sommes assis l’un en face de l’autre. À la droite du pape se
trouvait le métropolite Meliton et, à ma droite, le cardinal Bea. Le
pape m’a cédé le privilège du bénédicité. Je l’ai dit en grec.
Lui l’a dit ensuite en latin. C’étaient des instants de profonde expérience
chrétienne. Nous vivions une réalité où se manifestaient clairement
les fruits de l’Esprit.
»Au cours du déjeuner,
la conversation s’est déroulée dans une atmosphère extraordinaire,
vraiment évangélique. Une vision m’absorbait sans cesse. J’avais le
sentiment que, parmi nous, il y avait un cinquième Convive. Un Étranger,
qui rompait pour nous le pain de l’amour avec des mouvements et des
gestes très connus. Je me demandais: ‘Est-ce que nous
vivons les instants d’Emmaüs?’. Et je me donnais a moi-même la réponse:
‘Sans doute, puisque nous sommes les témoins oculaires de la résurrection
de Son amour dans l’Église". C’était cela! L’amour des
successeurs de Pierre, d’André et des autres Apôtres avait rencontre Jésus
le Bienaimé. J’ai pensé combien cet événement, lorsqu’il serait
connu, encouragerait ceux d’entre les partisans de l’amour entre les
Églises qui avaient éprouvé de la déception, et combien il décevrait
ceux qui combattent cet amour.
»Après cet événement
unique du repas en commun, nous sommes restés assis pendant encore
quelques instants afin de poursuivre notre beau dialogue où les âmes et
les cœurs se touchaient.
»Le moment de la séparation
est arrivé. Il existe des séparations dont l’amertume n’est due
qu’a l’amour. Ces séparations sont aussi les plus doulorueuses. Les
yeux embués de larmes, nous nous sommes embrassés en nous quittant.
J’ai exprimé au pape tous mes remerciements et je lui ai dit: «Saint
Frère, le Christ est parmi nous». Et, lui, m’a répondu, en élevant
le regard et les bras vers le ciel, avec l’appel qu’ont adressé les
disciples au Christ ressuscité, a Emmaüs: ‘Seigneur, reste avec nous,
car le soir tombe et le jour touche à son terme’.106 Telle
était l’incomparable leçon de cette journée historique», conclut le
patriarche.
L’expérience que
nous avons eue de tout ce qui précède et d’autres événements vécus
à Rome, était certes tout-à-fait différente de celle qu’avait
eue au XVe siècle un autre dignitaire de la grande église de
Constantinople, Sylvestre Syropoulos, membre de la suite du patriarche
Joseph II, au concile de Florence107.
Pour la conscience des
orthodoxes, le pape Paul VI est, dans l’histoire, une figure poétique
de drame: sa grandeur jaillit du conflit de sa conscience pastorale
sensible aux problèmes de son temps avec l’héritage historique de la
papauté, avec la sombre réalité ambiante de l’humanité et avec le
cri angoissé des autres Églises du Christ réclamant l’unité.
Paul VI se tient à la
pointe qui sépare le passé et les temps nouveaux, ce qui lie sa personne
à deux grandes époques. Il sort de l’ecclésiologie monolithique et périmée
pour déboucher sur la grande époque des vastes horizons du
christianisme, sur l’universalité du christianisme. En lui, se
rencontrent les deux grands courants. À l’instar des énormes vagues de
l’océan que ce dernier élève, digère et équilbre, le pape Paul VI
est appelé par l’histoire à donner une expression aux vagues qui
l’entourent. Il doit équilibrer toutes choses et ne pas susciter de
graves crises au sein de l’Église. Voilà pourquoi il est une figure de
drame.
Paul VI est un pape de
la fin du XXe siècle.
Il a accédé au trône
historique de Rome au début de l’instauration de la troisième période
du christianisme, de la période de synthèse et de cohésion.
II a une expression
qui lui est propre. En lui, se rencontrent et s’harmonisent plusieurs éléments:
d’un côte, l’élément paléochrétien, médiéval, toute la
conscience de l’héritage de la papauté; de l’autre, tous ces cris
d’appel de notre siècle, de l’avenir, de l’Église: le drame
d’une chrétienté désunie, les doutes quant à la place que le pape
occuperait dans une Église unie, la lutte entre la doctrine de
l’universalité de l’évêque de Rome et celle de la collégialité,
les voix des cardinaux Suenens, Alfrink, etc., la voix du Concilium, les
tendances novatrices dans le culte et le rituel des sacrements, qui ramènent
successivement à la pratique de l’Église ancienne, tout cela et bien
d’autres faits composent un drame où coexistent le passé, un présent
et l’avenir.
C’est un pape résolu.
C’est pourquoi ses
pas sont incertains. Il fait trois pas en avant, deux pas en arrière,
parce qu’il tâche d’etablir l’équilibre. Il veut concilier l’héritage
de la Tradition avec les exigences de notre temps qui sont celles des
temps qui viennent. Il tâche de donner au progrès la forme de l’évolution
normale, de la continuité d’une route, tout en ayant conscience du
point de départ. Pour lui, la foi dans la Tradition n’implique
point la transposition servile de modes de vie d’une autre époque, mais
la conciliation lumineuse de l’expérience du passe ecclésiastique avec
les vivantes récherches spirituelles du Plerôme. La Tradition est une nécessité
de la vie et Paul VI la fait sienne, tout en avançant vers les nouvelles
formes de la vie, précisément pour en servir la substance de façon plus
parfaite. Et nous savons que le pouvoir de concilier le nouveau et
l’ancien est le critère de la capacitè des grands chefs.
Le pape Paul VI est
une éminente personnalité spirituelle.
Un homme de prière,
de recueillement, qui, dans sa «tranquillité intérieure» hésychia entend,
sans illusions, le message des temps. Car il est des instants où le pape
entend des voix et des messages. Et il s’efforce d’en pénétrer le
sens, de les approcher, de les interpréter. Il suit l’anxiété du
temps présent, dans toute l’humanité. II entreprend tellement
de voyages que seul un homme ayant la conscience apostolique de saint Paul
peut effectuer. II visite la Terre Sainte, l’Inde, le Phanar, New York,
l’Amerique du Sud, l’Afrique, l’Asie, l’Australie. Il se saisit de
tous les problèmes brûlants de l’heure. Il croit que l’Église, en
tant qu’image parfaite du Christ, poursuit Sa vie sur terre et comprend,
comme Lui, toutes les situations vivantes, pour le service et le salut de
l’homme.
On dit que chaque pape
écrit trois histoires différentes: son histoire personnelle, celle de
son Église et celle de l’humanité.
Le pape Paul VI écrit,
avec une conscience éclairée par la vocation prophétique, une quatrième
histoire: l’histoire de la perception des signes de l’avenir, qui
existe au fond de la conscience de l’Église, et c’est vers cet avenir
que nous devons tous avancer avec courage.
Paul VI est le pape évangélique
venu pour «servir» et non pour «être servi».
C’est le
pacificateur, qui avance sur l’avenue de la réconciliation, abolissant
définitivement l’orgueil occidental et dépassant positivement la
suspicion orientale. Il confesse la règle d’or de l’unité: «ne
point imposer d’autres charges que celles qui sont indispensables».108
Avec peine et
vaillance, il poursuit sa marche vers l’amour sans limites, vers la paix
sans intermittences, pour que nous puissions oser l’acte de la concélébration109.
Lui sera-t-il donné
par le Seigneur d’être le pape de la communion à Son Calice unique ?
Un quatrième «envoyé»
s’ajoute à la lignée des «Pacificateurs», après la mort du
patriarche Athénagoras. L’Église et ses idéaux survivent aux
personnes et aux vicissitudes des temps: le Saint-Esprit étend Sa langue
de feu là où président l’humilité et le sens du sacrifice.
Lorsqu’un trône,
comme celui de l’Église de Constantinople, même au XXe siècle, porte
la Croix de la Passion du Christ, qu’il est en quelque sorte crucifié
avec son Fondateur mort Lui-même sur la Croix, ce trône devient une
Croix et le mandataire de l’Église devient le «porteur de la Croix»
par excellence.
Le Simon de Cyrène
qui a, dans l’Évangile, porte la Croix du Seigneur, l’a fait non pas,
naturellement, sur le plan uniquement matériel: c’est spirituellement
aussi que ce premier «porteur de la Croix» a donné l’exemple du
sacrifice et de l’amour.
Le patriarche de la
Grande Église d’Orient, «porteur» des responsabilités de la dignité
patriarcale conjointement avec les membres du Saint-Synode du Phanar,
devient, à son tour, le témoin d’un amour aux dimensions œcumeniques,
pardonnant à ceux qui, à travers sa personne, offensent l’Eglise.
C’est là la rançon de la Résurrection.
Aprés la mort d’Athénagoras,
ainsi que le dira son successeur lui-même, le Seigneur réclamait un
Simon de Cyrène et l’Église également le recherchait dans son sein.
Une Voix, venue de loin, désigna le jeune métropolite des îles Imbros
et Ténédos, Mgr. Dimitrios.
C’est un homme
d’une rare humilité, doux, accessible, mais doué d’une personnalité
qui s’impose grâce à la piété et aux vertus qu’il dégage.
Ainsi que le
patriarche Dimitrios l’a déclaré lui-même, il n’avait pas
sollicité cet honneur, ne se sentant pas les forces d’un Simon pour une
tâche aussi écrasante. Au contraire; il s’était récusé, mais il a
fini par accepter la mission dont l’Église le chargeait, à un moment
crucial pour ses destinées, pour la servir avec toutes les forces dont il
disposait. Son mot d’ordre a été un souhait: «Que la Paix soit parmi
vous, parmi nous, parmi tous».
Le patriarche
Dimitrios est donc appelé à continuer de faire du Phanar un phare éclairant
spirituellement le monde,édepuis ce coin de la Turquie fraternelle.
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