Alexandre Embirikos
Frangos Catellanos, le Novateur
Lorsqu'οn avance, en direction du Pinde, dans la plaine surélevée qui constitue la partie supérieure du vaste bassin thessalien, οn est frappé, en atteignant la petite ville de Kalabaka, par la forme insolite que prennent les escarpements dont elle est flanquée au nord et au nord-ouest. Ce sont, au seuil même de la bourgade, d'énormes portails montagneux qui s'ouvrent sur le domaine de l'étrange et de l'irréel. Οn dirait qu'une armée de géants a été pétrifiée là pour l'éternité. Les intempéries ont érοdé les contours trop saillants de ces silhouettes colossales. Elles se présentent maintenant, dans un désordre et un enchevêtrement extrêmes, sous la forme de menhirs gigantesques, de fantastiques tours, de pyramides effilées. Verticales, et comme coupées au cοuteau, les parois de ces étroites falaises laissent bailler à leurs pieds gouffres et précipices, οù flotte une brume légère. Ces Météores, séjour chaotique, témoin d'anciens cataclysmes, sont comme marqués par Dieu pour un destin d'élection.
Pendant la période bouleversée des Paléologues, alors que le flot des Infidèles commençait à inonder la péninsule des Balkans, ce sont ces imprenables forteresses naturelles que des moines, chassés de leurs retraites par les horreurs d'une invasion barbare, élurent pour y établir, plus près du ciel, de nouveaux asiles. Par quelles périlleuse varappes, dignes des exploits alpestres les plus hardis, nos anachorètes parvinrent-ils à se hisser aux sommets de ces obélisques: au prix de quels miracles d'ingéniosité réussirent-ils à amener à pied d'œuvre les matériaux nécessaires à la construction des couvents surplombant les abîmes? Ce sont-là des questions auxquelles οn ne saurait donner une réponse satisfaisante si l'οn fait abstraction de la foi qui animait des adeptes du recueillement, assoiffés de solitude inspirée.
Peu à peu, l'afflux grandit de ceux qui désiraient mener, loin des plaines, souillées par l'abjecte domination des Mecréants, une vie consacrée à la prière dans un cadre aussi vierge, ιιne ambiance aussi salubre que l'air glacé de l'altitude.
Les ermitages de style byzantin, avec leurs faces de brique rosée, se multiplièrent, blottis au creux des failles rocheuses οu bien encore dominant les plateformes exigües qui couronnent ces prodigieux donjons de rêve. Aux XVIe et XVIIe siècles οn comptait quarante monastères et plusieurs milliers de cénobites.
De nos jours le flot de la vie s'est retiré de ces parages solitaires et s'est dirigé vers la bruyante agitation des cités. Cependant, il reste encore, en ces hauts lieux, une dizaine de monastères et de chapelles en bon état d'entretien. Nombreux sont les trésors qu'ils abritent. Nous limiterons aujourd'hui notre propos aux fresques de Frangos Catellanos cοnnu pour avoir décοré en l548 le catholicon de St. Barlaam des Météores (dont il sera question en cet article) et en 1560 la chapelle de St. Nicolas de Lavra au Mont Athos.
***
Le moine Théophane est le chef de flle incontesté des fresquistes crétois. Ιl est grand parce qu'il a possédé à un haut degré le sens de la peinture monumentale. Sa manière est virile et sobre et dans leur grave attitude ses figures ont souvent quelque chose de sculptural. Ses couleurs sont profondes et assourdies et ni sa façοn de suggérer la troisième dimension, ni la qualité de son chromatisme ne viennent abolir chez lui la matérialité de la muraille. Ιl a hérité, en grande partie, l'iconographie «macédonienne» mais il a aussi créé des types nouveaux qui se sοnt imposés. Οn peut dire que, pour ce qui est de la peinture murale, l'école crétoise, à partir de la quatrième décennie du XVIe siècle, marche dans le sillage de Théophane. Cependant le style monumental mis au point par ce maître connait aussi ses dissidents: dissidents de droite et dissidents de gauche. Parmi les premiers, il faut nommer le moine Antoine qui décora vers le milieu du XVIe siècle le monastère de Xenophon. L'écοle crétoise a beau devoir sa naissance à un retour vers la sévère tradition monacale, Théophane n'a pas dédaigné les conquêtes que la peinture avait accomplies sous les Paléologues, et il en a largement profité. Ses compositions sont souvent complexes et dramatiques, et, malgré leur caractère hiératique, il ne leur manque ni le mouvement, ni, parfois, la véhémence du geste. Antoine, au contraire, surenchérit sur l'ascétisme le plus dénué de grâce et sa manière anguleuse affectionne une sorte de primitivisme regressif, contraire à l'esprit de son siècle. En revanche, par sa propension à une simplification extrême, il pourrait plaire à certains de nos «abstraits». A l'opposé se situe Frangos Catellanos qui constitue l'aile novatrice de l'école crétoise. Ce peintre est né à Thèbes, ce qui a fait supposer à Millet qu'il représentait la tradition picturale de la Grèce propre. Hypothèse hasardeuse, car il n'y avait plus, à cette épοque, d'écοle autonome de peinture ni en Grèce continentale, ni dans le Pélοpοnnèse. L'école crétoise s'était imposée, et les artistes de quelque talent, tant en Grèce que dans les Balkans, travaillaient selon ses formules. Cependant Catellanos, dans son désir d'élargir son répertoire iconographique, a puisé ses modèles partout, tant en Italie qu'en Serbie et, naturellement dans les fresques «pré-crétoises» de Mistra, celles de la Péribleptos nommément.
Chez notre «hagiographe»* il faut distinguer les scènes tirées des Ecritures des flgures isolées de personnages sacrés. C'est dans les premières que se révèle l'originalité et le «modernisme» de son talent. Pour les «portraits» il se sert au contraire d'un style austère et de la tradition byzantine conservatrice.
Nous avons, dans le catholicon de St.Barlaam toute une série de compositions -Nativité, Transfiguration, Rameaux, Résurrection de Lazare, Anastasis, Trahison de Judas, etc...- qui sont un excellent échantillon de sa facture à la fois réaliste et élégante, gracieuse οu mouvementée jusqu'à la violence.
Contemplons un moment sa Nativité qui est une de ses réussites. La façon dont il a su traiter ce thème, presque aussi vieux que la peinture byzantine, est la preuve de son goût et de son imagination. A la Mère de Dieu couchée selon la typologie orthodoxe, il a substitué la Vierge agenouillée devant l'Enfant, d'origine occidentale. Admirez la tendresse qui émane de cette figure centrale, à la tête doucement penchée, au geste plein d'onction, à la robe harmonieusement plissée. Le tableau est d'une légère asymétrie qui ajoute à l'impression de vie qui s'en dégage. La crèche, le boeuf et l'âne, Joseph, la sage-femme, le pâtre joueur de flüte sont des éléments communs à toutes les Nativités grecques. ΙΙ en va de même pour les Rois Mages qui font irruption à gauche, à travers les déchirures de la montagne, au galop de leurs fougueuses montures. Mais là où notre artiste a innové c'est dans cette apparition vraiment céleste de l'Ange aux ailes démesurées qui les conduit. Enfourchant un destrier à la robe immaculée il semble ouvrir aux trois Rois la porte qui les mettra en contact avec le monde surnaturel. L'Ange à cheval n'est pas un motif grec mais serbe. Cependant en introduisant ce motif étranger dans sa composition il lui a dοnné en même temps un éclat et une prestance supraterrestres qui illuminent son œuvre. A droite, le groupe se répète dans des attitudes différentes et, pour éviter un excès de symétrie, sur une échelle réduite. Ce groupe ne suffit donc pas à lui seul à équilibrer la structure interne du tableau. Aussi notre hagiographe, réunissant dans la même peinture les phases successives d'une action unique a logé dans le flanc de la montagne une scène qui forme souvent le sujet d'une icone autonone: l'Adoration des Mages (1).
Dans des œuvres plus anciennes οu plus conventionnelles, la couleur du coteau pierreux, fait d'âpres gradins superposés qui vont se rétrécissant, est uniforme, et la grotte du miracle, ovale, hémicirculaire οu ellipsoïdale, possède une certaine régularité de contour. Ici cette grotte est dentelée de façon inégale et pittoresque, et s'étire en hauteur avec une fantaisie capricieuse. Le rocher lui-même est finement nuancé d'ombre et de lumière. Ces escarpements ont du relief, du caractère, et la rugosité de leur matière est admirablement rendue. Οn voit que Catellanos s'entend a conférer un accent de vérité aux objets qui naissent sous son pinceau. En général, οn peut dire du coloris de notre artiste qu'il est aussi éclatant et vif que celui de Théophane est atténué et vespéral. C'est plutôt une palette de peintre de chevalet que de fresquiste, mais l'effet produit par tout cet or largement prodigué sur les auréoles, les parures, les brocarts, par ces bleus, ces blancs éclatants, ces pourpres, ces vermillons intenses est vraiment féérique.
Le Baiser de Judas est grouillant de vie et de pathétique et, par la hardiesse de ses groupements, il préfigure l'Espolio du Gréco. Quant au Massacre des Innocents, bien que mouvementé à souhait, il est un tantinet apprêté dans ses attitudes. Catellanos a utilisé ici le modèle introduit par Théophane, lequel s'est inspiré d'une gravure italienne de Raimondi, conçue sous les aspects d'un néoclacissisme académique. Mais alors que Théophane a su gréciser sοn emprunt en peignant des figures décharnées, ravagées d'angoisse, οù l'expression de la douleur l'emporte sur la recherche d'une beauté formelle, son rival a été surtout sensible à la bellezza italienne, et a ainsi sacrifié à la poursuite d'un agrément tout extérieur le tragique déchirant de la scène.
La manière de Catellanos est donc une imagerie narrative et analytique presque toujours expressive. Ce poète du pinceau sait plaire aux yeux par son coloris attrayant, par la richesse et l'élégance des architectures finement orfévrées qui emplissent le fond de ses fresques, enfin par ses effets dramatiques, dénués -sinon à titre exceptionnel- de grandiloquence.
Mais notre hagiographe retrouve un accent plus profond -plus dur aussi- mais pénétré de dévotion lorsqu'il dresse des statures solitaires de saints personnages. Ces ascétiques effigies au regard puissant, au geste inspiré, tel son St. Jean le Précurseur nous prouvent que si Catellanos sut s'ouvrir largement aux séductions de la peinture italienne et oser des gestes personnels il ne perdit jamais de vue la haute tradition spirituelle de l'Orthodoxie.
NOTES
* Dans l'Eglise grecque, le terme d'hagiographe désigne les peintres d'icones et de fresques religieuses. Il est synonyme d'iconographe, (N.D.L.R.)
1. Dans la reproduction que nous donnons ici, la fresque a été reduite dans le sens de la largeur. Ce qui ne nous permet pas de voir dans toute son ampleur cette scène à la pénétrante douceur.
|