Nicolas Berdiaeff
L’ homme dans la civilisation technique
Conférence du 4 septembre I947
Rencontres internationales de Genève
Il est devenu presque banal de dire que l’homme européen moderne vit dans
l’angoisse et se trouve dans un état proche de l’agonie. Il lui fut difficile de supporter
deux guerres mondiales. Les fondements de son existence sont ébranlés, il se sent
perdu dans un monde chaotique. Il a perdu son équilibre intérieur. La structure
psychique et même la structure physique de l’homme se trouvent en désaccord avec la
civilisation technique moderne.
Cette structure s’est formée à une époque où l’homme vivait encore aux rythmes de
la nature, où l’ordre cosmique comptait encore pour lui et se reflétait dans l’ordre
social. L’homme avait ses liens avec la terre, il y était solidement enraciné. Mais
l’époque tellurique de l’histoire humaine touche à sa fin. L’irruption de la machine,
l’essor vertigineux de la technique ont accompli la plus grande révolution de l’histoire,
dont on ne saurait encore mesurer toutes les conséquences. Les guerres, les
révolutions, les dictatures et les régimes totalitaires, de nos jours, sont liés à l’emprise
de la technique sur la personne humaine, à la puissance extraordinaire qu’elle procure.
L’homme se trouve dans une nouvelle posture devant les forces cosmiques, et cela
entraîne de graves conséquences sociales. On pourrait définir la révolution qui
s’accomplit comme la fin du cosmos au sens antique de ce terme. Le cosmos tel que
l’ont contemplé les Grecs, le cosmos de saint Thomas d’Aquin et de Dante, n’existe
plus.
La modification de l’ancienne conception du cosmos commença à l’époque de
Copernic, lorsque la terre cessa d’être son centre. Pascal fut effrayé par les espaces
infinis qui se sont ouverts devant lui. La révélation de l’infiniment petit, du
microscopique, est peut-être plus effrayante encore. La science physique et chimique
moderne pénètre dans la structure du cosmos, dans l’infiniment petit, et le détruit de
cette façon. L’homme est écrasé entre deux infinis, l’infiniment grand et l’infiniment
petit. La révolution dans la physique et dans la chimie aboutit à la négation de la loi de
la conservation de la matière. On constate que la désagrégation de la matière libère une
énergie formidable. Les travaux sur la désagrégation de l’atome s’y rapportent. De là,
également, l’invention de la bombe atomique qui menace la civilisation moderne
d’auto-destruction. L’attitude envers la nature est déterminée uniquement par la Praxis.
Tout est placé sous le signe du rendement. La technique modifie radicalement
l’attitude de l’homme envers l’espace et le temps. La maîtrise de l’espace constitue sa
plus grande conquête. […]
On peut constater la situation suivante : la puissance inouïe de la connaissance et de
la technique aboutit à l’affaiblissement et à l’esclavage de l’homme. L’homme se
trouve placé devant une nouvelle réalité à laquelle il est mal préparé spirituellement.
La machine, la technique, constituent une nouvelle réalité qui ne ressemble pas à la
réalité du monde organique et inorganique, à la nature que l’homme considérait
comme une création de Dieu. C’est une réalité organisée, un monde à part, engendré
par la civilisation, par la connaissance et les découvertes de l’homme. La technique a
un sens cosmogonique.[…]
Les découvertes scientifiques accordent à l’homme une puissance si formidable, une
telle puissance de destruction, que les États veulent contrôler cette puissance, se
l’approprier. On assiste à une nationalisation des découvertes scientifiques. C’est
nécessaire avant tout en prévision d’une guerre. Nous vivons à l’époque d’un
formidable essor de l’étatisme. L’État est enclin à penser que l’homme lui appartient
en entier. C’est une conséquence fatale des deux guerres mondiales. Pendant la guerre,
le pouvoir de l’État s’accroît démesurément et cet état des choses survit après la
guerre. Les habitudes et les instincts de la guerre continuent à s’affirmer, de même que
la tendance à la violence et le mépris de la vie humaine. Mais l’État cherche surtout à
mettre la main sur la puissance que confère la technique. L’étatisme n’est pas
seulement une particularité du régime communiste : c’est un phénomène mondial. La
puissance toujours croissante de la technique y joue un rôle important. L’évolution
spirituelle et morale de l’homme ne correspond pas à la rapidité presque miraculeuse
de l’essor technique ; elle reste en retard. Ce n’est pas l’esprit, ce n’est pas la force morale de l’homme qui prennent possession de la technique, mais l’État, qui ne se
considère comme soumis à aucun principe spirituel et moral et agit d’une façon
autonome, selon sa propre loi, souverainement. L’homme, tourné vers l’extérieur,
s’affaiblit intérieurement. Cette situation menace le monde d’une troisième guerre
mondial que personne ne désire (ni les individus, ni les peuples) mais qui peut être
engendrée par les forces autonomes, les forces du capital du pouvoir et de la technique.
Le caractère technique de la civilisation exige de l’homme une incroyable
accélération du temps. L’homme devient fonction de 1a production destinée à apporter
le plus grand profit. En présence d’une telle vitesse, d’une telle course au rendement
maximum du travail, en présence du taylorisme, par exemple, aucun instant n’a plus de
valeur autonome ; il n’est qu’un moyen menant vers l’instant suivant qui doit arriver le
plus vite possible. On exige de l’homme une activité infatigable. Mais cette activité
signifie au fond, passivité spirituelle, abandon de soi-même à un processus inhumain.
Lorsque l’homme devient un instrument passif, il n’est plus actif intérieurement. Ce
processus de l’accélération du temps et de la transformation de l’homme en instrument
de la production économique, s’exprime de la façon la plus nette en Amérique. [ …]
Le pouvoir que la technique exerce sur la vie transforme l’aspect moral de l’homme.
On a déjà souvent souligné que l’industrie mécanisée et rationalisée mène à la
suppression de l’individuel - et de l’individualité. Tout est produit en série. C’est le
règne de l’impersonnel et de l’anonyme. Tout devient collectif - je souligne: collectif,
et non communautaire. La communauté est une fraternité réelle des hommes, elle
suppose la transformation et la transfiguration des hommes, elle est organique, elle
implique la liberté; la collectivité, en revanche, signifie une agrégation forcée et
mécanique des hommes, leur subordination à une pseudo-réalité se trouvant en dehors
d’eux et au-dessus d’eux. Les hommes peuvent y demeurer l’un à l’autre et solitaires.
[…] L’industrie technique crée une morale très éloignée de la fraternité des hommes,
bien qu’elle possède des traits collectivistes. Il est caractéristique pour ce type de
civilisation que la lutte et la compétition sportive y jouent un rôle énorme et
deviennent une des sources d’appréciations morales. Le culte de la force et du pouvoir
se développe de plus en plus. Nous vivons à une époque où l’on adore la force et non
la justice et la vérité. On peut même dire que l’on n’a jamais observé une telle
indifférence à l’égard de la vérité. D’où l’effrayante baisse du prix de la vie humaine
(que l’on n’évalue que selon sa productivité), la facilité de la violence exercée sur
l’homme et de l’assassinat. La guerre nous a habitués à cela. On assiste à une rupture
avec la morale évangélique, supplantée par une morale de la production. Cette morale
technique de la production est impitoyable envers les faibles, elle développe l’envie,
l’orgueil, elle remplace l’amour évangélique envers le prochain par l’exaltation de soimême.
[…] À cette époque de transition, les hommes se trouvent enchaînés
extérieurement et solitaires intérieurement.
[…]
Mais l’homme devait passer par l’expérience de la liberté ; il devait éprouver toutes
ses possibilités. L’homme a voulu expérimenter la liberté dans toutes les sphères de la
vie individuelle et sociale. Étant sorti du monde médiéval, il s’est engagé dans la voie
de l’autonomie de toutes les sphères de la vie créatrice. On connut alors l’autonomie
de la vie sociale et de la culture, l’autonomie de la connaissance, de la science,
l’autonomie de la politique, de l’économie, de la technique, de la vie des nationalités,
etc. Toutes ces sphères séparées commencèrent à évoluer, n’obéissant qu’à leur propre
loi. L’autonomie signifie précisément que la loi agit à l’intérieur de chaque sphère
particulière., sans être subordonnée à aucun centre spirituel unificateur. La religion
chrétienne elle-même est devenue une sphère particulière de la culture ; elle a cessé
d’être une force déterminante, elle a été refoulée dans les recoins de l’âme. Le
christianisme s’adapta difficilement à ce processus qui fut nécessaire pour que
l’homme puisse s’épanouir en tant qu’être libre. Mais on aurait tort d’identifier
l’autonomie de ces sphères séparées à la liberté de l’homme en tant qu’être intégral.
Ce sont les sciences, la politique, l’économie, la technique qui sont devenues libres,
mais non l’homme qui est tombé sous le pouvoir des sphères séparées, libres et
n’obéissant qu’à leur propres lois. C’est sur ce terrain que surgirent en fin de compte:
le scientisme (non identique à la science) et le rationalisme, dans la connaissance ; le
machiavélisme, dans la politique; le capitalisme, dans l’économie; le nationalisme,
dans la vie des peuples, toutes ces sphères refusant à se soumettre à un principe
supérieur spirituel ou moral quelconque. C’est ce terrain également qui donna naissance à la puissance de la technique - cette technique qui se développa
démesurément et qui vit selon sa loi inhumaine.
[…] L’homme, de plus en plus écrasé, est tombé dans l’esclavage ; il est devenu
esclave des sphères autonomes. Il en est résulté un déséquilibre, un état disharmonieux
de l’homme. La mécanisation ne veut se soumettre à aucun principe spirituel et la
spiritualité s’est affaiblie chez l’homme. L’homme a provoqué l’aliénation de sa
nature, il a consenti à devenir l’homme technique. Pour que l’homme puisse se libérer
effectivement, la puissance que confère la technique devrait supposer une
intensification de la vie spirituelle de l’homme, le relèvement de son niveau, mais cela
n’a pas lieu. […]
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