Linos G. Benakis
L'Heritage Patristique et la Philosophie Byzantine*
De Linos G. Benakis, Texts and Studies on Byzantine Philosophy; Parousia publications, Athènes, 2002.
Ce rapport a le caractère d'un « Forschungsbericht », c'est-à-dire un «état de lieu » dans le domaine d'héritage patristique et ses relations avec la Philosophie Byzantine. Des nouvelles données émanant de publications récentes nous incitent à reconsidérer les croyances et les conclusions qui se sont accumulées pendant la longue période qui s'achève avec la dernière guerre.
Nos commentaires et conclusions portent sur 1) la philosophie grecque de la période postclassique jusqu'au 8ème siècle, 2) les relations de la philosophie grecque avec l'œuvre des Pères de l'Église, 3) le contenu philosophique dans l'œuvre de certains Pères de l'Église, 4) les relations entre les philosophies grecque et byzantine, considérant que cette dernière est la continuatrice de la philosophie grecque (notamment la période du 9ème au 15ème siècle), 5) enfin les relations de la philosophie byzantine avec la tradition patristique, en traitant des thèmes qui ont dans notre contexte un intérêt particulier.
Dans cet exposé — étant donné le temps limité — je ne citerai que les œuvres représentatives se rapportant à des problèmes qui nous intéressent. J'espère que par ces exemples pourront ressortir de nouvelles conclusions d'une portée générale.
Dans son œuvre importante «Antike Philosophie und Byzantinisches Mittelalter», parue en 1969 (Münich, Verlag Beck), Klaus Oehler développe la notion de «Philosophiehistorie » comme un nouveau concept de l'histoire de la Philosophie. Il soutient donc dans son introduction les thèses suivantes :
1. La fin du monde antique ne marque pas la fin de la Philosophie
Grecque.
2. La division des périodes de l'Histoire de la Philosophie du monde
postclassique et chrétien devrait être reévaluée. Ce concept semble
être adopté par le regretté J.M. Hornus dans son « Comptes-rendus de
recherche » (révisé et complété par L. Benakis et L. Couloubaritsis) :
« La philosophie grecque de 415 à 750 », paru en 1990 dans le volume
«Contemporary Philosophy. A New Survey», Vol. 6/2, p. 605-638
(Dordrecht/Boston/London, Kluwer Académie Publishers).
3. Il semble aussi nécessaire de réviser les idées concernant la relation entre Philosophie et Christianisme de la période romaine. Cette relation trouve une meilleure explication dans le cadre de l'unité de la pensée grecque de toutes les époques.
Le chapitre le plus important de l'ouvrage de Oehler traite de « La continuité de la tradition philosophique grecque jusqu'à la chute de l'empire byzantin » (« Die Kontinuität in der Philosophie der Griechen bis zum Untergang des byzantinischen Reiches »). Oehler suit le cheminement des concepts d'Ousia (substance) et d'Energeia (action) dans le contenu de la doctrine de l'orthodoxie chrétienne au fil des sept conciles oecuméniques. Ces notions, héritées du Néoplatonisme, elles mêmes issues de Platon et d'Aristote, sont à la base des dogmes sur la nature du Christ, sur la consubstantialité du Fils avec le Père et sur la Trinité. Et si avant le concile de Nicée « Ousia » est comprise comme ουσία πρώτη (première substance selon Aristote), et après Nicée comme oυσία δευτέρα (seconde substance), cette évolution est conforme aux nécessités de l'histoire de la spiritualité et nullement un reniement ou un oubli de la philosophie grecque. De plus Oehler souligne l'influence d'autres concepts encore, comme «essence» et «accident», «actuel» ou «potentiel», qu'on peut suivre sans rupture d'Aristote à la Scolastique. Oehler justifie les Pères de l'Église du reproche d'avoir «gauchi» la doctrine chrétienne par l'élaboration d'un dogme philosophique. Un retour aux sources est illusoire, et la philosophie postérieure à l'antiquité ne peut plus être exactement celle de Platon et d'Aristote. L'auteur cite d'ailleurs Hegel, qui soutenait que «lois, mœurs, constitutions politiques et tout ce qui est du domaine de la conscience intellectuelle, doit être rationnel».
Dans ce même livre figure un article publié deux années auparavant (1967) sur la Dialectique de Jean de Damas (675-749), le dernier théologien de la patristique grecque qui a développé une doctrine systématique et qui représente, aux yeux de Klaus Oehler, l'exemple typique de la rencontre immédiate entre doctrine chrétienne et doctrine hellénique. L'influence de cette rencontre est évidente dans l'œuvre notamment de Photios (860-932) et son élève Zacharias de Chalcédoine [voir p. 300 ff.]. Cette interrelation est importante et elle se perpétue jusqu'à la fin de l'empire byzantin.
En 1969 paraît aussi dans l'«Encyclopédie de la Pléiade» (Histoire de la Philosophie, 1. Orient-Antiquité-Moyen Âge, Paris, nrf 26) une Histoire (Abrégée) de la Philosophie Byzantine par Basile Tatakis. Mais déjà en 1949, Takatis avait publié une œuvre aussi fouillée, qui représente une première approche sur cette période de la philosophie grecque. Dans le nouveau travail de 1969 l'auteur consacre un chapitre à «La philosophie grecque patristique et byzantine» ; celui-ci est important parce que l'auteur y reconnaît d'une manière formelle et pour la première fois les relations très proches entre philosophie et concepts religieux.
Les commentaires préliminaires dans ce travail sur les relations de la pensée grecque avec la doctrine chrétienne ont été des éléments fort utiles pour la suite des commentaires que l'auteur développe (sujet sur lequel plusieurs contributions importantes ont été faites récemment, comme par exemple par Hélène Ahrweiler, Jean Zizioulas, Milton Anastos, Paul Lemerle, Herbert Hunger, et al.).
Dans le cadre de cette publication, comme dans l'édition précédente de 1949 (Séries d'Histoire de Philosophie Universelle), Tatakis devrait couvrir la période patristique aussi (du 4ème au 8ème s.) et il désigne cette période avec les vocables « Siècles Proto-byzantins ». Cette approche est très positive parce qu'elle manifeste la continuité en la liant avec la pensée grecque et l'esprit patristique et la structure spirituelle de la philosophie byzantine. (Notons que Tatakis, une autorité en son temps, a développé ces thèses en français, bien qu'il fut d'origine grecque. Ce texte a été traduit en grec moderne dans un numéro spécial de la revue philosophique Deucalion, Athènes 1975).
Dans ce même numéro, consacré à la Philosophie Byzantine, paraît un article original du célèbre historien britannique Sir Steven Runciman [publication en langue originale avec traduction en grec moderne] sur le Père de l'Église du 4ème siècle Eusèbe de Césarée qui est à l'origine de la formation de plusieurs penseurs. Il développe premièrement une nouvelle conception de l'histoire basée sur des nouveaux critères qui ont conduit à la création de la nouvelle discipline de la philosophie de l'histoire - et encore une conception concrète du rôle qu'un souverain chrétien devrait jouer dans l'exercice de son pouvoir. (Il est à noter que l'œuvre de Francis Dvornik, «Early Christian and Byzantine Political Philosophy. Origine and Background », parue en 1966 (Washington, Dumbarton Oaks Studies 9), représente encore une référence sûre sur ce domaine.
En 1978 paraît en Allemagne (Munich, Beck'sche Verlagsbuch-handlung) sous le titre «Die hochsprachliche profane Literatur der Byzantiner» un manuel en deux volumes par Herbert Hunger, qui est considéré actuellement comme un des plus importants spécialistes de la Littérature Byzantine (École de Vienne). -Ce livre me tient particulièrement à cœur parce que j'ai eu la responsabilité de le traduire en grec moderne (1989) -. Un des chapitres consacrés à la philosophie byzantine qui nous intéresse s'intitulé « Philosophie et Théologie. L'humanisme chrétien à Byzance ».
La pensée philosophique grecque et la doctrine chrétienne ont été intimement liées pendant la période patristique; relations, influences et interférences sont les éléments que Herbert Hunger analyse d'une manière exhaustive. La maturité du raisonnement de l'auteur est l'élément le plus important de cette œuvre et permet la compréhension la plus approfondie du développement des rapports complexes entre Philosophie et Théologie à Byzance.
L'auteur souligne la divergence de vue des écrivains byzantins à propos de l'«exploitation» de la philosophie par la théologie. Dans ce contexte reste permanente la distinction entre «η έξωθεν φιλοσοφία» (la philosophie venue de l'extérieur) et qui concerne la philosophie grecque païenne et la «η καθ’ημάς φιλοσοφία» (la philosophie qui nous appartient) pour la théologie. La première est étudiée comme la science de toutes les vérités essentielles pour l'homme et l'univers, tandis que la seconde est abordée sans l'appui de la philosophie. A l'époque byzantine s'élabore avec une remarquable continuité un ensemble de doctrines que l'auteur définit comme «Humanisme chrétien». Incontestablement ceci est dû à l'héritage patristique que Byzance reçoit.
De plus, il nous semble également important de mentionner dans la littérature contemporaine la parution de deux «Analyses critiques » dans des volumes collectifs:
Günter Weiss, « Byzanz. Kritischer Forschungs- und Literaturbericht 1968-1985 » (chap. 12/5: Philosophie) dans «le Historische Zeit-schrift», no. Spécial 14/1986.
Klaus Oehler, «Die Byzantinische Philosophie» dans le Volume «Contemporary Philosophy. A New Survey», Vol. 6/2 (1990), p. 639-649.
(Toute modestie gardée, je me plais de constater que les auteurs travaillant dans ce domaine et même récemment tiennent compte de mes évaluations concernant les problèmes de l'Histoire de la Philosophie Byzantine, notamment après ma publication de 1971, Annuaire Φιλοσοφία, Athènes). Ce texte constitue la première revue critique moderne dans ce domaine. Oehler, p. 639 : « L. Benakis hat 1971 einen Forschungsbericht vorgelegt, einen mustergültigen « Tour d'horizon » durch die moderne Literatur zur Geschichte der Byzantinischen Philosophie. Ich werde in meiner Darstellung nur die Absicht verfolgen, im Anschluß an den Bericht von Benakis aus meiner Sicht einige Akzente zu setzen und Schwerpunkte zu betonen»).
On peut également citer la nouvelle édition (chez Rowohlts Enzyklopädie, Hamburg 1990) du manuel très connu «Geschichte der Philosophie » de Karl Vorländer (première édition 1949). Dans le chapitre consacré à la Philosophie à Byzance, l'édition révisée par Jan Beckmann a pratiquement un nouveau contenu. En effet Beckman abonde dans le sens des auteurs des «Forschungsberichte » cités précédemment.
Dans ce même contexte dans une monographie de plus de 270 pages, intitulée «Théologie und Philosophie in Byzanz» (Munich 1977) des notions importantes sont développées par Gerhard Podskalsky, Jésuite et Professeur d'Histoire Ecclésiastique à l'Académie de Théologie Romaine de Frankfort. Il est à noter que ce livre comporte le sous-titre «Der Streit um die theologische Methodik in der spätbyzantinischen Geistesgeschichte (14./15. Jh.), seine systematischen Grund-lagen und seine historische Entwicklung» comme pour insister sur l'aspect spécifique de la controverse entre le mouvement Hésychaste du 14ème siècle et les théologiens byzantins « pro-occidentaux». De plus il traite l'aspect qui nous intéresse particulièrement, notamment dans le chapitre préliminaire « Die theologische Methodenfrage in der griechischen Patristik », c'est-à-dire «La question de la méthodologie de la patristique grecque du point de vue de la théologie». Aux yeux de l'auteur, cet aspect explique les origines systématiques de la controverse du 14ème siècle sur l'Hésychasme.
Les principes de méthodologie de la patristique grecque que Podskalsky traite représentent aussi les conclusions des âpres controverses contre des adversaires, considérés dans leur majorité comme des hérétiques, et l'élaboration systématique de ces principes est développée par l'auteur. Du reste, ces principes méthodologiques ont acquis dans les siècles suivants un aspect «réglementaire» et une certaine «officialité».
Le choix des exemples a un caractère de démonstration, et l'auteur cite les Pères de l'Église afin de montrer les principes essentiels de la constitution de la patristique (et de plus les directives pour la pensée future). Il s'agit des Pères suivants:
Clément d'Alexandrie — Origène — Evagre le Pontique — Didyme l'Aveugle — Les Cappadociens: Basile de Césarée, Grégoire de Nysse — Grégoire de Nazianze — Cyrille d'Alexandrie — Léonce de Byzance — Pseudo - Denys l'Aréopagite — Jean Philopon — Maxime le Confesseur —Jean de Damas.
Sur cet état de mon exposé on peut tirer quelques conclusions concernant en premier lieu la Théologie Byzantine, conclusions qui impliquent, directement ou indirectement, également la Philosophie Byzantine et tout particulièrement la controverse hésychastique du 14ème siècle.
Cela ne nous empêche pas de considérer toujours valable la position, que nous avons adoptée en 1987 au 8ème Congrès International de la Philosophie Médiévale à Helsinki (voir Proceedings: «Knowledge and the Sciences in Médieval Philosophy», vol. I (Helsinki 1990), p. 223 ss.), à savoir que la Philosophie à Byzance n'a pas cessé de représenter la science de toutes les vérités essentielles pour l'homme et l'univers, et qu'elle a été indépendante tant au niveau théorique que pratique vis-à-vis du concept théologique, ce qui veut dire que la Philosophie à l'époque byzantine n'a jamais été « ancilla theologiae », c'est-à-dire « à la solde de la théologie» (conception qui émane de la tradition de l'école théologique d'Alexandrie et qui fut acceptée volontiers par les Pères Grecs).
Enfin, il faut insister sur le fait que la Théologie à cette époque n'a pas été une discipline dialectique et n'avait pas non plus la structure d'une science proprement dite, car les théologiens n'éprouvaient pas le besoin d'utiliser les méthodes de la Logique pour la défense de leur croyance. Tout ceci s'explique -sans que cela soit la seule raison- par le fait que la philosophie suivait son propre développement et que l'enseignement de ces deux disciplines se faisait dans un contexte bien différent.
L'Église et, à travers elle, la Théologie Byzantine a été la gardienne de la spiritualité chrétienne, et ceci même au-delà de la chute de Byzance. On comprend donc aisément que les Églises de tous les pays orthodoxes aient conservé l'héritage d'une théologie plus proche de la spiritualité orientale et moins une science du rationnel. La Théologie Orthodoxe est en effet davantage une «théologie de l'image» à travers une «intuition éclairée» plutôt qu'une doctrine rationnelle.
Tout ceci explique que parmi les trois dimensions de la méthode théologique -que sont : les Écritures, l'enseignement des Pères de l'Église et l'élaboration de la doctrine avec les critères de la logique- seules les deux premières ont été vraiment pratiquées. La troisième (la dialectique) est souvent contestée, voire ignorée.
Certes, cette explication n'est pas entièrement juste parce que déjà dans l'enseignement des Pères de l'Église - surtout à cause de l'influence de la doctrine néoplatonicienne- s'impose une nette distinction entre la «théologie positive» et la «théologie apophatique». Cependant cette distinction n'est pas assumée si bien qu'à quelques exceptions près, elle est restée ignorée ou peu élaborée aussi radicalement. Dans les deux derniers siècles de l'empire (14ème-15ème s.) apparaît dans l'œuvre d'une minorité de théologiens une tendance qui considère que la théologie positive ne devrait pas être envisagée comme un facteur limitant en ce qui concerne de la méthode logique. Cette attitude s'explique par les influences des doctrines de la Scolastique occidentale.
Il ressort delà que la contribution essentielle et somme toute très importante de la Théologie Byzantine est l'œuvre d'Exégèse de l'enseignement des Pères de l'Eglise, même s'il faut considérer que toute cette œuvre n'a pas la même importance ni la même valeur. On peut citer à cette dernière période de l'empire les œuvres de «Georges Metochites », de «Nicéphore Grégaras», de «Neilos Cabasilas» et surtout de «Bessarion», qui par leurs écrits sont représentatifs de ce type d'approche.
Un exemple de cette évolution apparaît dans les écrits de l'auteur déjà cité «Nicéphore Grégoras», qui soutient la thèse de l'inutilité de la dialectique. Alors que les Pères la considéraient à leur époque comme un instrument nécessaire pour combattre les hérésies, Nicéphore soutient que dans sa propre époque la théologie ne devrait pas avoir besoin de la dialectique, le peuple de l'Église étant suffisament instruit et ancré dans la doctrine officielle. En dépit d'une formation philosophique
considérable, il proclame que la Philosophie ne devrait pas assumer des problèmes relevant de la Théologie. On peut s'étonner cependant que cet auteur n'ait pas perçu que déjà dans son œuvre théologique il existe bien une dépendance à l'égard de l'acquis philosophique. Probablement il n'était pas en mesure de reconnaître ces interférences à cause du poids énorme de la tradition.
Cependant toutes ces observations ne doivent pas sous-estimer les facteurs sociaux, économiques et politiques dont l'Église à Byzance ne cesse pas de subir l'influence, surtout quand on connaît l'interdépendance de l'Eglise et de l'État. Tous ces facteurs n'ont eu qu'une influence négative vis-à-vis de l'acquis scientifique, notamment en ce qui concerne la logique et ses implications dans la doctrine théologique.
Aujourd'hui nous sommes pratiquement sûrs que l'Église grecque-orthodoxe doit sa survie durant l'occupation ottomane, non pas au contenu de la théologie scientifique mais plutôt à la permanence de la spiritualité byzantine. La vie monastique, l'Hésychasme, la vie liturgique et l'iconographie, c'est-à-dire la parole et l'image, ont joué un rôle décisif aussi bien sur le plan de la vie religieuse des communautés que sur le système et les acquis de l'éducation populaire — et ceci dans tout l'Orient orthodoxe.
* * *
Dans cette dernière partie de mon exposé, j'aimerais insister sur la recherche spécialisée en tenant compte particulièrement des vraies sources, c'est-à-dire des textes récemment édités, ainsi que sur l'analyse thématique d'un certain nombre de sujets philosophiques. Dans ce domaine nous sommes en mesure de présenter des cas très précis, d'où il ressort la dépendance des écrits philosophiques byzantins de la pensée patristique.
Cet aspect m'a personnellement intéressé et j'ai la ferme conviction que c'est seulement par la compréhension de cette double appartenance qu'il sera possible de réaliser, prochainement j'espère, une nouvelle écriture de l'Histoire de la Philosophie Byzantine.
Les quelques exemples qui suivent illustrent cette interpénétration entre la pensée patristique et les écrits philosophiques. Cependant il faut indiquer qu'en fait il n'y a pas toujours eu un enseignement très strict et que, selon les problèmes, les avis des Pères divergent, voire se contredisent. Cette singularisation des problèmes s'observe aussi dans les textes philosophiques.
À propos d'un texte mineur «d'Arethas de Césarée», qui a été publié en 1972 chez Teubner par le regretté Professeur L.G. Westerink («Scripta minora», Vol.1), j'ai eu en effet la possibilité de mettre en évidence le fait que cet important écrivain du 9-10ème siècle (850-944) base sa critique de la doctrine aristotélicienne de «la provenance de l'âme rationnelle» sur un Père de l'Église, le Cappadocien Grégoire de Nysse, quoique son enseignement ne constitue pas la doctrine dominante de l'Église et de la tradition patristique. Grégoire défendait la naissance simultanée de l'âme et du corps, et on le classe parmi les traducianistes et/ou les générationnistes. D'ailleurs, sur ce point, Arethas se distingue de Grégoire parce qu'il reconnaît la volonté divine comme la seule cause génératrice de l'âme. Il est intéressant de souligner que deux écrivains byzantins plus récents, Théophane de Médée (+1472) et Georges Scholarios (+1468) essaient d'expliquer -par un retour au problème en question depuis l'Antiquité jusqu’ à saint Augustin et Jean de Damas- la position officielle de l'Église qui soutient le mûrissement progressif du nouveau né et l'apparition de l'âme rationnelle après les âmes végétative et sensitive. Du reste, Théophane rejette expressément l'enseignement de Grégoire de Nysse, tandis que Scholarios s'efforce d'expliquer son éloignement de la position des autres Pères de l'Église.
Un autre exemple peut être tiré de trois textes de Michel Psellos «Sur le temps et l'éternité», que j'ai eu l'occasion d'éditer et de commenter pour la première fois en 1981. Le «ύπατος των φιλοσόφων» Psellos, le plus célèbre des philosophes à Byzance (11ème s.), formule une critique pertinente sur Platon, Aristote et les Néoplatoniciens, prenant comme appui un verset d'un autre grand Cappadocien, Grégoire de Nazianze (Oratio 38 in Epiph. 8 et Oratio 29 De Filio 3). Une idée centrale des écrivains chrétiens est ici qu'il manque toute unité temporelle (instant) du concept d'éternité et que Dieu est au-delà de toute éternité, encore au-delà des substances spirituelles éternelles.
Enfin un dernier exemple concerne la relation entre autodétermination et nécessité et Providence («αυτεξούσιον» et «αναγκαιότης και Πρόνοια»). Sur ce problème d'une extrême complexité, les thèses des plus importants philosophes de cette époque s'articulent en fonction de l'enseignement des Pères de l'Église, bien que ces derniers n'avaient pas non plus des idées bien arrêtées sur le très important sujet de la prédestination. (Voir ma communication «Die Stellung des Menschen im Kosmos in der Byzantinischen Philosophie », 2ème partie : «Wille und Not-wendigkeit»: «Actes du Septième Congrès International de Philosophie Médiévale» (Louvain-La-Neuve, 1982), Vol. I (1986), p. 64-76).
Dans sa dernière édition, en 1985, sur deux textes inédits de Nicéphore Blemmydes (philosophe très connu du 13ème s. ayant enseigné à Nicée) le regretté Wolfgang Lackner présente une analyse exhaustive du problème de la prédestination en montrant que dans la période patristique existaient deux tendances principales bien distinctes, qui se perpétuent jusqu'à la fin de Byzance.
On peut indiquer très sommairement que les principaux Pères, notamment Athanase, Basile, Jean de Damas concluent à la véracité de la prédestination, en utilisant comme argument l'existence d'une Providence divine qui englobe l'univers. Par contre, d'autres guides spirituels, tels Eusèbe, Léonce de Constantinople, Théodore de Mopsuestie, rejettent la prédestination, considérant ce principe beaucoup plus proche de la notion de la philosophie païenne du destin (ειμαρμένη) et que (de tout évidence dans un contexte chrétien) la vie de l'homme dépend de la volonté divine et non de la fatalité.
En ce qui concerne les philosophes byzantins, la situation est aussi complexe, et deux écoles se dégagent avec, comme opposants à la prédestination: Photios, Nicolas le Mysticos, Nicéphore Blemmydes, Joseph Bryennios et d'autres, tandis que d'autres, comme Nicétas Stéthatos, Michel Psellos, Nicolas de Methone, Théodore Metochites, Georges Scholarios, peuvent être considérés comme des adeptes.
Un autre problème que j'aimerais mettre en évidence dans ma conclusion est celui du rôle de l'uniformité de la langue utilisée dans l'ensemble des textes aussi bien philosophiques qu'ecclésiastiques.
Ceci est important quand on considère le clivage Orient-Occident. Pour l'Orient grec, le fait de disposer d'une seule langue dès le début de la christianisation et jusqu'à la chute de l'empire byzantin et même au delà, est un élément très positif pour le maintien de la tradition écrite et pour la compréhension des textes anciens. On peut comparer cela avec d'autres cultures, comme celle de l'Occident latin, et dans une certaine mesure celle du monde judaïque et arabe.
Finalement j'aimerais conclure en insistant sur l'importance de la recherche contemporaine dans notre domaine. Plus de deux cents publications sur les sujets spéciaux «Théologie Patristique et Philosophie » et « La problématique philosophique chez les Pères de l'Église » ont paru entre 1950 et 1990, ce qui constitue une somme considérable d'acquis scientifiques. (Références bibliographiques parues dans le chapitre que j'ai eu la charge de rédiger lors d'une présentation du Comité Hellénique des Études Byzantines au XVIIIème Congrès International d'Études Byzantines en 1991 à Moscou: «Bibliographie Byzantine», Athènes 1991, p. 321-377).
Cette recherche a évidemment comme conséquence la nécessité de réviser idées et croyances que nous avons héritées des décennies qui nous ont précédés. C'est à cette tâche que je continue à travailler, et que j'invite d'autres collègues à le faire!
Notes
* Les Philosophies morales et politiques au Moyen Âge - Moral and Political Philosophies in the Middle Ages. Textes présentés au Xle Congrès International de Philosophie Médiévale (Ottawa, Canada 17-22.8.1992), Vol. I, Ottawa 1995, 65-73.
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