Nicolas Afanassieff
L'apotre Pierre et l' évêque de Rome
A propos du livre d'Oscar Cullmann «Saint Pierre, Disciple -Apôtre - Martyr. Neuchatel - Paris 1952.
Theologia 26, Athènes 1955, p. 465-475; 620-641
Chapitre 7
Il me reste à traiter d'une dernière question en rapport avec le livre de M.C., question qui est pour moi la plus capitale à savoir: l'apôtre Pierre a-1-il été le président de l'église de Rome et comment se situe l’évêque de Rome à l'égard de Pierre?
M.C. estime qu'il n'y a presque aucun doute que Pierre ait été à Rome et qu'il ait souffert à Rome, mais il nie catégoriquement qu'il ait été l'évêque de Rome. Ne disons pas évêque, car l'église de Rome ne connaissait pas cette expression jusqu'au milieu du II siècle et peut—être même plus tard, mais président (προεστώς) selon Justin le Martyr. P. Benoit est prêt à admettre qu'en fait Pierre n'a pas été l'évêque de Rome (1) . Il me semble que c'est une concession quelque peu hâtive. Nous n'avons pas de témoignage direct en faveur de son épiscopat, mais nous pouvons, semble -1 - i l, trouver quelques allusions. En premier lieu, j'ai en vue la communication de Porphyre, selon laquelle Pierre fut crucifié après avoir fait paître le troupeau pendant quelques mois. (p. 108). Cette communication ne peut que concerner le pastorat de Pierre à Rome. En outre nous avons une indication dans les Ecritures elles—mêmes. M.C. se sert de la première épitre de Pierre, sans résoudre la question de son authenticité, comme d'une des preuves de son séjour à Rome, car il estime que Babylone, d'où est écrite l'épître, représente Rome. Je crois que le témoignage de cette épître peut encore être élargi. Au début de l'épître, Pierre se nomme apôtre. Au V chapitre de la même épître, il s'adresse aux presbytres comme co—presbytre. J'estime qu'il faut prendre cette expression dans son sens réel et ne pas y voir, comme le propose E. G.Selwyn (2), une manifestation de modestie. Il est peu probable que Pierre ait pu par modestie, en s'adressant aux presbytres, se défaire de son apostolat, même pour un moment. Non seulement il ne fait pas, mais dans la même I Pe. V, i, tout en s'estimant co—presbytre avec ceux auxquels est confié le troupeau de Dieu, il se sépare d'eux en disant qu'il est témoin des souffrances du Christ et qu'il participerait aussi à la gloire qui doit se révéler. Il est apôtre et co—presbytre, donc comme ces presbytres auxquels il s'adressa, il pait le troupeau de Dieu qui lui a été confié. Pouvons—nous estimer que l'indication de Pierre sur son pastorat n'a pas de sens concret, mais seulement un sens général, c'est-à-dire que son pastorat s'exerce en général et non dans une église définie? S'il en était ainsi, il se serait sans doute limité à attirer l'attention sur son apostolat, sans se mettre au nombre de ceux qui font paître un troupeau de Dieu bien défini. Les presbytres, dont il est question au chapitre V de l'épître, étaient les présidents d'une église ou des églises, et par conséquent, Pierre au moment où l'épître avait été écrite, était un tel président d'une église tout en restant apôtre. Le fait de reconnaître que l'épître avait été écrite de Rome, nous oblige d'admettre qu'en ce moment Pierre était le président de l'église de Rome. Nous n'avons pas d'autre choix : soit refuser l'authenticité du témoignage de la 1ère épître de Pierre, soit admettre qu'elle a été écrite par Pierre, apôtre et président de l'église de Rome. En me déclarant pour cette dernière opinion, je suis prêt à penser que nous avons dans les Ecritures elles-mêmes non seulement tin témoignage de la présence de Pierre à Rome, mais aussi celui de son «épiscopat». Cela ne veut pas dire, il va de soi, que Pierre ait été le fondateur et le premier président de l'église de Rome. Plus tard, la tradition de l'Eglise a placé Pierre en tête de la liste des évêques de Rome. C'est compréhensible, à la condition qu'il ait été en fait le président de l'église de Rome pendant un temps, semble-1 - il, très court, mais cela n'a pas, bien sûr, presque aucune valeur historique.
Qu'apporté l'«épiscopat» de Pierre à l'évêque de Rome? Mt. XVI,17-19 et peut-être Jn. XXI, 15-23, présuppose, nous l'avons vu, l'idée de la succession de Pierre, tant que dure le temps de l'Eglise. Chaque évêque, occupant la place de Pierre à l'assemblée Eucharistique, se trouve être son succession. Cette forms de succession apostolique n'exclut pas l'autre forme de succession plus générale, dans laquelle les évêques sont considérés comme successeurs sur la chaire des différents apôtres, et cette forma, en effet, suppose une succession générale à partir de Pierre. En utilisant la terminologie de Cyprien de Carthage, nous pourrions dire comme lui, que dans l'Eglise il y a «una cathedre Pétri» (3) occupée par chaque évêque de concert avec les autres évêques. Il comprenait cette unité d'une façon si réelle, qu'il s'estimait non seulement le successeur des évêques de Carthage, ayant occupé avant lui la chaire de Carthage, mais aussi le successeur des évêques de Rome. Ainsi, par exemple, il parlait de Cornélius, évêque de Rome, comme de son prédécesseur (4).
L’évêque de Rome était à travers son église le successeur de l'apôtre Pierre, au même titre que tous les autres évêques. Avant sa mort, l'apôtre Pierre a-1-il pu transmettre particulièrement à l'évêque de Rome plus qu'il n'en avait transmis aux autres évêques? Il n'a pas pu lui transmettre son ministère apostolique, car l'apostolat, comme nous le savons, ne peut pas se répéter. Il n'a pas pu lui transmettre son rôle de roc ou de pierre de l'Eglise, car l'Eglise avait été édifiée sur lui une fois pour toutes. Pierre et seulement Pierre reste la pierre de l'Eglise jusqu'au moment où le Seigneur viendra. Nous aurions pu admettre, dans l'ordre d'idées de l'ecclesiologie universelle, que Pierre lui aurait transmis le pouvoir suprême sur toute l'Eglise, mais cela seulement du point de vue de l'ecclesiologie universelle, car dans l'ecclésiologie eucharistique un tel pouvoir n'existe pas, sans dire que nous n'avons nulle part même pas une allusion en faveur d'une telle transmission. Cependant nous ne devons pas minimiser la valeur du fait qu'après la mort de Pierre son successeur sur la chaire de Rome avait été l'évêque de Rome. Chaque évêque dans son église est le successeur de Pierre, mais celui de Rome en est son successeur d'une façon plus concrète, si l’on peut dire, que les autres évêques. C'est pourquoi la chaire de l'église de Rome se trouve être la chaire de Pierre d'une manière toute spéciale. En occupant cette chaire, l'évêque de Rome exerce le ministère du pastorat qui remonte à l'apôtre Pierre, et à travers lui au Christ plus concrètement que les autres évêques occupant de même la chaire de Pierre. La situation particulière de l'église de Rome n'était pas sans lui donner une autorité spéciale au sein de la famille de toutes les églises locales. Il faut remarquer que cette situation n'aurait pas été changée, si l'apôtre Pierre n'avait pas été l'évêque de Rome et même s'il n'avait pas été à Rome.Cette opinion est avancée, comme le dit Cullmarm lui—même, par certains théologiens catholiques (p. 208), mais pas avec le sens que je lui donne. Cette situation particulière n'aurait pas changé, car elle est un fait historique que l’on ne peut changer.
M.C. refuse de considérer le rôle historique de l'église de Rome, rôle qu'il dit incontestable pour tout hisrorien, comme un argument en faveur de sa situation prééminente. Il est évident que le rôle historique ne peut pas servir d'argument de même valeur que le témoignage des Ecritures, mais on ne peut pas l'éliminer. Dans l'Eglise agit la volonté de Dieu et c'est pourquoi l'histoire de l'Eglise n'est pas en quelque sorte un assemblage de hasards. Les causes empiriques et ecclésiales, que l'on donne d'habitude pour expliquer la situation particulière de l'église de Rome, ne l'expliquent pas en entier. Il reste toujours une certaine inconnue qui ne peut être soumise à aucune explication. Dans son article K.L. Schmidt (5) voit dans la situation particulière de Pierre l'expression de l'élection de Dieu, qui est pour nous inexplicable, mais devant laquelle nous devons nous incliner. La situation particulière de l'église de Rome est aussi en quelque sorte une élection de Dieu, à laquelle est lié un don spécial de témoignage de la volonté de Dieu. Mais ce don a aussi été reçu par les autres églises, parmi lesquelles il y avait l'église de Constantinople, dont la primauté parmi toute les églises orthodoxes ne peut pas, de même, être rapportée en entier à des causes empiriques.
En admettant la situation privilégiée de facto de l'église de Rome, M.C. estime que cela ne peut pas servir de norme pour tout le temps de l'Eglise, durant lequel elle doit diriger toute l'église universelle. Il me semble que M.C. fait rentrer en vain dans l'Eglise le moment juridique (p. 209), suivant en cela les théologiens catholiques, car l'église primitive ne connaissait pas du tout le droit. Il est possible que suivant le plan de l'économie divine, Jérusalem était à détruire, pour qu'aucun évêque ne pût de droit prétendre à une place particulière. La situation privilégiée est un don de Dieu, et non un droit: appartenant à telle ou telle église, don qui se conserve tant qu'il plaît à Dieu de l'y maintenir. C'est pourquoi il ne peut y avoir de question de norme pour tout l'avenir. Nous ne pouvons pas, en scrutant la volonté divine, résoudre la question de savoir si pour tout le temps de l'Eglise la grâce de la priorité restera dans l'église de Rome ou sera transmise par Dieu dans une autre église.
Quant à la question qui, semble -1 - il, est au centre de l'attention de M.C., question de savoir de quelle manière une des églises locales peut avoir une valeur directrice dans toute l'église universelle, elle est du point de vue de l'ecclésiologie universelle véritablement insoluble. Ou bien on peut la résoudre dans le sens des théologiens catholiques, en disant que Pierre, en sa qualité de prince des apôtres, était à la tête de toute l'église universelle et qu'il a transmis sa priorité lors de sa mort an pontife de Rome. On ne peut pas le prouver historiquement et c'est pour cela que c'est un objet de foi pour les catholiques (6). On ne peut pas, évidemment, le discuter. Mais cette question peut être résolue à la lumière de l'ecclésiologie eucharistique. Le manque total de place m'oblige à me limiter à quelques mots seulement (7). Chaque église, en laquelle se manifestait l'Eglise dons toute sa plénitude, n'était pas enfermée sur elle—même, mais était liée avec les autres églises. En vertu de l'identité de la nature des églises locales, tout ce qui se faisait dans une église se faisait dans toutes les églises, et tout ce qui se faisait dans toutes les églises se faisait dans chaque église en particulier. Cela se manifestait dans le fait qu'en principe chaque action d'une église devait être reçue par toutes les églises, comme conforme à la volonté divine qui agit dans l'Eglise. La différence dans l'autorité du témoignage constituait la hiérarchie des églises locales en maintenant l'identité de la nature des églises. C'est pourquoi, en pratique, le témoignage n'était pas celui de toutes les églises, mais seulement de celles qui jouissaient de la plus grande autorité et qui groupaient autour d'elles les églises locales. En tête de la hiérarchie des églises était l'église dont l'autorité était la plus haute. Elle était le centre autour duquel s'unissaient toutes les églises locales. L'église de Rome, dès la fin du Ier siècle, était devenue une telle église.C'était cette situation prééminente de l'église de Rome, qu'aucun historien ne peut nier et qui était, selon les mots de M. C, «voulue par Dieu» (p. 210). Cependant cette prééminence ne signifiait pas pouvoir de l'église de Rome et de son évêque, car un tel pouvoir, je l'ai déjà dit, n'existe pas dans l'église de Dieu en Christ.
Dans l'ecclésiologie eucharistique un tel pouvoir signifierait pouvoir sur le Christ et sur Son corps. Ce n'était pas un pouvoir, mais une prééminence de témoignage, basée sur la prééminence de l'autorité, témoignage qui était suivi dans la liberté et dans l'amour par les autres églises, comme si c'était leur église directrice. Mais cette dernière avait besoin à son tour de témoignage des églises locales, à la tête desquelles elle était. Conjointement à cette prééminence de l'église de Rome, n'était pas exclue la prééminence des autres églises, basée aussi sur leur autorité dans un cadre plus restreint d'églises locales. S'il n'y avait pas un tel genre de prééminence, il n'y aurait pas de prééminence de l'église de Rome, car alors il n'y aurait pas de hiérarchie des églises d'où découle sa prééminence, et tout aurait été absorbé par la seule église de Rome. Cette prééminence de l'église de Rome, découlant de la volonté de Dieu, ne peut pas être prise dans Mt. XVI, 17 - 19, car elle n'appartient pas au moment de l'édification de l'Eglise mais à son histoire. D'ailleurs, elle apparaît dans l'histoire pas tout de suite mais après un certain laps de temps difficile à préciser. Ainsi il n'est pas étonnant que l'on ait, à Rome, seulement sous le pape Etienne, fait appel à Mt. XVI, 17-19, pour l'oublier ensuite pendant près de deux siècles.
La prééminence de l'église de Rome, que l'historien ne peut pas nier, ne le force pas à admettre la doctrine actuelle du primat du pontife de Rome. La prééminence qui appartenait à l'église de Rome durant toute la période prénicéenne n'est pas de le même nature que la primat actuel qui est réalisé par Rome dans le monde catholique. La prééminence et le primat appartiennent à des plans différents : le premier avait un caractère de grâce, le second est basé sur le droit.La doctrine du primat s'est développée dans l'eccléciologie universelle, à la lumière de laquelle ont été expliquées les paroles du Christ dans Mt. XVI, 17—19. L’idée du droit, sur laquelle est construite' la doctrine actuelle du primat, pénètre avec une force irrésistible dans la conscience ecclesiale, lorsque l'église devient église d'Etat. L’empire Romain a, dans une grande mesure, favorisé la consolidation de la doctrine du primat, qui dans une de ses formes n'est autre chose que l'expression, à l'échelle de l'Eglise, de la notion romaine de l'Empire. C'est déjà un thème particulier, que je ne peux pas aborder ici.
V
En terminant mon article, je voudrais dire que ce qui me sépare d'une manière fondamentale de M. C. se trouve dans le domaine de l'ecclésiologie. En raison d'une compréhension différente de l'Eglise, nous considérons les mêmes événements de différents points de vue. La doctrine universelle de l'Eglise a beaucoup affaiblie en M. C. la perception réelle de l'Eglise. Malgré de fréquentes mentions de l'Eglise par M. C., l'histoire du christianisme primitif semble se passer chez lui en dehors de l'Eglise. On ne perçoit pas les actes de l'Eglise eJle-même, car au premier plan de son livre figurent les actes des telle ou telle personnes. «Aussi que nul ne se glorifie dans les hommes; car tout est à vous, soit Paul, soit Appolos, soit Cephas, soit le monde, soit la vie, soit la mort, soit le présent, soit l'avenir. Tout est à vous: mais vous êtes au Christ et le Christ est à Dieu» (I Cor. III, 21-23). Dans le système de l'ecclésiologie universelle, l'Eglise devient une grandeur presque abstraite, que nous percevons avec difficulté. Nous prenons conscience de nous en l'Eglise seulement dans l’Eucharistie et par l'Eucharistie, lorsque toute l'Eglise se rassemble «ἐπὶ τὸ αὐτὸ», sous la présidence de son évêque. L' ecclesiologie universelle a diminué notre sentiment eucharistique, car il n'y a pas et il ne peut pas y avoir d'assemblée Eucharistique de toute l'église universelle. Dans l'Eucharistie se produit l'actualisation de tout le temps de l'Incarnation, temps qui en étant unique continue de demeurer dans l'Eglise (verbe «μένω» de l'évangéliste Jean). La Pentecôte a séparé le temps de l'Incarnation du temps de l'Eglise, mais aussi elle les a réunis, car l'actualisation du temps de l'Incarnation dans le temps de l'Eglise s'effectue par l'Esprit et dans l'Esprit, qu'ont reçu les croyants en Lui, lorsqu'il fut glorifié (Jn. VII, 39). Seulement dans l'Esprit, c'est-à-dire dans l'Eglise, nous pouvons saisir le temps de l'Incarnation et le temps de l'Eglise elle-même. L'absence de la catégorie de l'Eglise entraine des perspectives erronées non seulement du passé, mais aussi du présent et de l'avenir. «Mais Lui parlait du Temple de Son corps» (Jn. ΙΙ, 21).
Mes divergences ecclésiologiques avec M. C. ne veulent pas dire que je n'ai pas trouvé dans son livre beaucoup de choses de valeur et qui me sont proches. Je suis persuadé qu'il servira beaucoup aussi aux autres théologiens orthodoxes.
Notes
1. Recension citée plus haut.
2. E. G. Selwyn, The First epistle of St. Peter, London 1949, p. 228.
3. Cypr. Ep. 43,5 et autres.
4. Cypr. ep. 68,5.
5. Article “ἐκκλησία” dans Th. W. N. T., B. III, s. 527.
6. P. Benoit, Recension cite plus haut.
7. Voir mon article «Un diocèse qui n'a pas réussi». La Pensée Orthodoxe, No 9 (en russe).
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