Nicolas Afanassieff
L'apotre Pierre et l' évêque de Rome
A propos du livre d'Oscar Cullmann «Saint Pierre, Disciple -Apôtre - Martyr. Neuchatel - Paris 1952.
Theologia 26, Athènes 1955, p. 465-475; 620-641
Chapitre 2
Les positions ecclésiologiques fondamentales d'O. Cullmann et celles des théologiens catholiques coincident entre elles. Comme ces derniers, M. C. partage la doctrine de l'église universelle. Celle-ci est perçue comme un organisme unique ou au moins comme une seule entité, dans laquelle entrent toutes les églises locales existantes. Ceci n'est dit nulle part ouvertement, mais dans son livre nous rencontrons maintes fois le terme «église universelle», qui est supposé admis et compris par tous. L'autre part, sans le dire clairement, il estime, selon toute vraisemblance, que les églises locales constituent les parties de l'église universelle. Ainsi nous nous trouvons devant la formule presque classique de l'ecclésiologie universelle. Cette doctrine, semble-t-il, est pour M. C. une sorte de proposition a priori, sur laqtielle il base son ouvrage. L'analyse de la notion d'Eglise dans Mt. XVI, 17 est en partie déterminée par cette doctrine.
On sait que l'authenticité des paroles du Christ dans Mt. XVI,17-19 est surtout battue en brèche parce que le Christ ne pouvait pas parler de l'Eglise car il ne pensait pas fonder une Eglise lors de sa vie terrestre. Selon la formule bien connue de Loisy, le Christ enseignait le Royaume de Dieu, et à sa place est apparue l'Eglise(1). S'il en est ainsi, il faut convenir que l'apparition de l'Eglise constitue un authentique miracle de l'histoire, car elle ne peut pas être comprise par nous. M. C. n'exprime aucun doute au sujet de l'authenticité des paroles du Christ. Il va de soi qu'il ne s'agit pas du mot grec «ἐκκλησία», qui, dans la littérature néo-testamentaire, se rencontre pour la première fois dans l'épître aux Thessaloniciens. Nous ignorons si ce terme a été employé pour la première fois par Paul ou s'il existait déjà; de même, nous ne savons pas où et quand il est apparu. En tout cas, le terme «ἐκκλησία» ne remonte pas au Christ, qui utilisait la langue araméenne. Après les brillantes pages de M. C., je n'ai point besoin de m'arrêter sur le fait qu'en prêchant la venue du Royaume de Dieu, le Christ pouvait parler de l'Eglise, car il prévoyait un certain laps de temps entre Sa résurrection et la venue du Royaume de Dieu.
Pouvons-nous trouver l'équivalent araméen de «ἐκκλησία»? Dans la littérature théologique moderne on ne s'accorde pas sur ce term araméen : les uns préfèrent le mot «qehalla», d'autres celui de «kenischta», d' autres enfin choisissent «zibbura». Quant à M. C., il ne se prononce pas de façon catégorique pour l'un ou l'autre terme, estimant qu'à leur base se trouve la notion du peuple de Dieu, car pour l'auteur le sens du mot a plus d'importance que le mot lui-même. C'est pourquoi il croit possible de remplacer dans Mt. XVI, 18 le mot grec «ἐκκλησία» par la locution «peuple de Dieu»: «Sur ce roc je bâtirai mon peuple de Dieu» (p. 170). Mt. XVI, 18 étant pris dans ce sens, nous ne trouverons, selon l'auteur aucun anachronisme dans ces mots du Christ, car l’ «ἐκκλησία», en tant que peuple de Dieu, n'était pas l'oeuvre du Christ. «Chaque Juif avait la certitude de faire partie de cette ekklêsia» (p. 170). En s'adressant à Pierre, le Christ parlait de l'édification du peuple de Dieu. Néanmoins, M. C. fait remarquer que par comparaison avec l'idée du peuple de Dieu contenue dans la conscience juive, il y avait quelque chose de nouveau dans les paroles du Christ : «II apporte pourtant quelque chose de neuf vis-à-vis de la vieille notion juive de peuple de Dieu : cette ekklêsia, ce peuple de Dieu, est réformée en vue de la fin, grâce à l'action du Messie telle que Jésus la conçoit, c'est-à-dire aux souffrances du Serviteur de Dieu» (p. 171). Ainsi nous pouvons dire, comme l'affirme M. C., que déjà chez Jésus il y avait une «ecclesiologie» qui reposait sur sa «christologie». Lors de Sa vie terrestre, le Christ avait jeté les bases de Sa communauté messianique, dont l'édification devait commencer après Sa mort et Sa résurrection. L'idée de l'opposition entre le Royaume de Dieu, qui doit arriver, et l'Eglise (dans le sens de peuple de Dieu) constitue pour l'auteur une création de la pensée moderne. Pour le Christ, ces deux réalités ne s'excluaient pas l'une l'autre. Cependant M. C. admet qu'il existait une différence entre l'ecclésiologie du Christ et celle des premiers chrétiens. Avec W. Kümmel(2) il estime que pour ces derniers l'Eglise était une anticipation du futur Royaume de Dieu, alors que pour le Christ une telle anticipation c'était Lui-même. Aux yeux de Kümmel cette différence était si importante qu'elle devenait une contradiction qu'il était impossible de résoudre. C'est pourquoi il refuse de reconnaître l'authenticité de Mt. XVI, 17-19. M. C. pense que cette différence ne doit pas obligatoirement postuler une contradiction. Pour lui, l'accomplissement de l'avenir dans la personne du Christ aboutit à son accomplissement dans l'Eglise, et inversement (p. 175 -176). Ainsi, le groupe de croyants constitué par le Christ au cours de Sa vie terrestre, et Lui-même ont été une anticipation de l'ekklêsia (p. 178).
Dans la conscience judaïque le peuple de Dieu, surtout en tant que «qehalla», se concevait comme un tout entier, englobant tous ses membres. Les différentes communautés de juifs étaient considérées comme les parties ou le prolongement dans l'espace de la communauté de Jérusalem, qui formait la «qe h a 11 a» idéale. En prenant pour base à la notion de l'Eglise l'idée juive du peuple de Dieu, M. C. était obligé, conformément à sa conception de l'Eglise, de donner ce même caractère à la communauté messianique que le Christ avait en vue de fonder. Bref, le Christ parlait dans Mt. XVI, 18 de l'église universelle. Cette conclusion ne se trouve pas explicitement chez M. C., mais elle se sous-entend de façon naturelle.
La doctrine de l'église en tant que peuple de Dieu est très répandue dans la littérature théologique moderne. Je n'ai pas l'intention de rejeter cette doctrine: je l'accepte en effet comme l'un des éléments de la doctrine de l'Eglise, mais je me crois dans le droit de poser la question de savoir si cette doctrine de l'église universelle était primitive ou, au moins, si elle était unique au temps des premiers chrétiens. La traduction par voie de retour des paroles du Christ en araméen nous apporte dans de nombreux cas un grand service, car elle offre le moyen d'élucider le sens exact des paroles du Christ, mais nous ne sommes jamais sûrs de l'exactitude de notre traduction, surtout s'il s'agit de termes grecs. Nos tentatives dans ce domaine deviennent risquées, si nous nous efforçons de trouver l'équivalent araméen adéquat d'un mot grec qui n'existait pas en araméen. J'ai déjà indiqué que nous ne savons pas où et quand est apparu le terme «ekklêsia». Je suis prêt à penser qu'il n'existait pas dans l'église primitive de Jérusalem (3). A mon point de vue, la preuve en est donnée par Act. 2,47: «... et chaque jour, le Seigneur augmentait considérablement le nombre des sauvés «ἐπὶ τὸ αὐτὸ». La lecture «à l'Eglise», plus facile, est secondaire et se présente en quelque sorte comme une exégèse authentique de la formule «ἐπὶ τὸ αὐτὸ». Si l'on estime que Luc avait utilisé des sources archaïques pour la rédaction des premiers chapitres des Actes, on doit alors penser qu'il a trouvé dans ces sources la formule «ἐπὶ τὸ αὐτὸ». Ce qui veut dire, en toute vraisemblance, que les premiers chrétiens de Jérusalem ne connaissaient pas le mot grec «ἐκκλησία», ni son équivalent araméen. L'usage de «ekklêsia» par Etienne lors de son discours, ne peut rien démontrer, car nous ne savons pas s'il a prononcé son discours en grec ou en araméen. Par ailleurs, le mot «ἐκκλησία» est employé dans, son discours dans le sens de la «qeha1la» vétérotestamentaire, et donc il est bien à sa place. L'utilisation de «ekklêsia» par les Septante ne nous apprend presque rien, car nous n'avons aucune certitude que le terme néotestamentaire «ekklêsia» doive forcément correspondre ou être identique à l'un des termes araméens que dans les LXX on a traduit par «ekklêsia». C'est pourquoi, je préfère laisser ouverte, au moins ici, la question de savoir quel mot a employé le Christ en parlant de l'Eglise dans Mt. XVI, 18, et me limiter à l'instar de Cullmann à élucider son sens. Tout en acceptant la méthode de Gullmann, je ne peux pas admettre ses conclusions. Comme nous le savons déjà, M. C. propose de remplacer dans Mt. XVI, 18 «ekklêsia» par «peuple de Dieu». Pouvons-nous supposer que le Christ ait réellement dit «J'édifierai Mon peuple de Dieu»? Cette exégèse soulève toute une série de questions difficiles. Tout d'abord, le Christ pouvait-il dire qu'il édifiera Son-peuple de Dieu ? M. C. ressent que le pronom personnel «mon» ne correspond pas à la représentation juive du peuple élu qui appartient à Dieu, mais M. C. tenie d'écarter cette difficulté en indiquant que le Christ, en tant que «Messie-Fils de l'Homme» pouvait parler de Son Eglise, formée par un nouveau peuple de Dieu. Je pense que Cullmann utilise la formule «nouveau peuple de Dieu» (p.171 et autres) dans un sens figuré, comme nous le faisons souvent. L'expression «nouveau peuple de Dieu» ne se rencontre pas dans les Ecritures. On ne devrait pas l'utiliser car, employée dans un sens propre, elle porte atteinte et à l'unité du Peuple de Dieu et à l'intégrité de l'économie du salut. Dans l'Ancien et le Nouveau Testaments, ce ne sont pas deux peuples de Dieu, mais deux états d'un même peuple, auxquels correspondent les deux Alliances. A l'Alliance du Sinai correspond l'état du Peuple de Dieu avant le Christ, tandis qu'à l'Alliance conclue sur le Golgotha correspond l'état du Peuple de Dieu après la Pentecôte. En vertu de cela, la notion de l'édification et surtout de la fondation est inapplicable au peuple de Dieu dans Mt. XVI, 18, car ce peuple a déjà été formé par Dieu au Sinai. C'est pourquoi, la traduction-exégèse proposée par M. C. «Sur ce roc j'édifierai Mon peuple de Dieu» me semble inexacte. Le Christ avait en vue de créer Sa communauté messianique, qu'il a appelée par un nom araméen inconnu de nous, communauté qui doit être formée non pas par un nouveau peuple de Dieu, mais par le peuple de Dieu de l'Ancienne Alliance, qui sera dorénavant dans un état spécial.
Notes
1. A. Loisy, L’Evangile et l'Eglise. 1902, p. III.
2. W. G. Kümmel, Verheissung und Erfüllung. Basel 1945.
3. Cf. I. Cerfaux, La Théologie de l'Eglise suivant Saint Paul. Paris 1948.
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